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— Non.

— Il vous est aussi impossible, n’est-ce pas, de me renseigner sur l’espèce de danger qui nous menace ?

— Oui.

— C’est votre dernier mot ? »

L’Indien baissa affirmativement la tête.

« Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, dit tout à coup Balle-Franche en frappant le sol de la crosse de son rifle, je vais vous le dire, moi.

— Vous ?

— Oui, écoutez-moi bien, cela ne sera pas long et vous intéressera, je l’espère. »

Le chef sourit avec ironie.

« Mes oreilles sont ouvertes, dit-il.

— Tant mieux, car je vous les remplirai de nouvelles, qui peut-être ne vous plairont pas.

— J’écoute, répéta l’Indien impassible.

— Ainsi que vous me l’avez dit il y a un instant, et, entre parenthèses, cette confidence de votre part était inutile, car je vous connais de longue date, dans la prairie les Peaux-Rouges ont des regards d’aigle, ce sont des oiseaux de proie à la vue desquels rien n’échappe.

— Après.

— M’y voici ; vos éclaireurs ont découvert, ce qui n’était pas difficile, la piste d’une famille d’émigrants ; cette piste, vous la suivez depuis longtemps déjà, afin de ne pas manquer votre coup ; supposant que le moment était arrivé d’en finir, vous vous êtes réunis, Comanches, Sioux et Pieds-Noirs, tous démons de même race, afin de donner cette nuit même l’assaut aux gens que, depuis tant de jours, vous espionnez et dont vous convoitez les richesses, que vous supposez grandes, n’est-ce pas cela ? »

Le visage de Natah-Otann ne dénonça aucune émotion, il demeura impassible, bien qu’il fût intérieurement inquiet et furieux de se voir si bien deviné.

« Il y a du vrai dans ce que dit le chasseur, répondit-il froidement.

— Tout est vrai, s’écria Balle-Franche.

— Peut-être, mais je ne vois pas là dedans pour quelle raison je serais venu avertir mon frère.

— Ah ! vous ne le voyez pas, qu’à cela ne tienne, je vous expliquerai tout. Vous êtes venu me trouver, parce que vous savez fort bien que l’Œil-de-Verre, ainsi que vous le nommez, n’est pas homme à laisser impunément commettre en sa présence le crime que vous méditez. »

Le Pied-Noir haussa les épaules.

« Un guerrier, si brave qu’il soit, peut-il tenir tête à cinq cents ? dit-il.

— Non, certes, reprit Balle-Franche ; mais il peut leur imposer par sa présence, user de son ascendant sur eux pour les obliger à renoncer à leurs projets, et c’est ce que fera sans doute l’Œil-de-Verre, pour des raisons que j’ignore. Tous vous avez pour lui un respect et une vénération incompréhensibles, et comme vous craignez au premier coup de feu de le voir arriver au milieu de vous, terrible comme l’ange exterminateur, vous cherchez à l’éloigner sous un prétexte peut-être plausible pour tout autre, mais qui, sur lui, ne produira pas d’autre effet que de l’engager, au contraire, à se mêler de cette affaire. Voyons, est-ce bien tout, vous ai-je complètement démasqué ? Répondez.

— Mon frère sait tout, je le répète, sa sagesse est grande.

— Maintenant, vous n’avez rien à ajouter, n’est-ce pas ? Eh bien, alors, bonsoir.

— Un instant.

— Encore ?

— Il le faut.

— Voyons, terminons vite.

— Mon frère a parlé en son nom, et pas en celui de l’Œil-de-Verre ; qu’il réveille son ami et lui communique notre conversation, peut-être s’est-il trompé.

— Je ne crois pas, chef, répondit le chasseur en secouant la tête.

— C’est possible, insista l’Indien, mais que mon frère fasse ce que je lui demande.

— Vous y tenez beaucoup, chef ?

— Beaucoup.

— Je ne veux pas vous mécontenter pour si peu de chose, mais vous reconnaîtrez bientôt que j’ai raison.

— C’est possible ; j’attendrai une demi-heure la réponse de mon frère.

— Très-bien ; mais où faudra-t-il vous la porter !

— Nulle part, s’écria vivement l’Indien ; si j’ai raison, mon frère imitera le cri de la pie à deux reprises ; si je me suis trompé, ce sera celui de la chouette.

— Fort bien. C’est convenu ; à bientôt, chef. »

L’Indien s’inclina avec grâce.

« Que le Wacondah soit avec mon frère, » dit-il.

Après s’être ainsi courtoisement salués, les deux hommes se séparèrent.

Le Canadien jeta insoucieusement son rifle sur l’épaule et reprit à grands pas le chemin de son campement, tandis que l’Indien le suivait attentivement des yeux, tout en restant insensible en apparence ; mais aussitôt que le chasseur eut disparu, le chef s’allongea sur le sable, se glissa dans l’ombre comme un serpent et disparut à son tour dans les halliers, en suivant, bien qu’à une assez longue distance, la même direction que Balle-Franche.

Celui-ci ne se croyait pas suivi ; il ne faisait donc nulle attention à ce qui se passait autour de lui, et il regagna son campement sans avoir rien remarqué d’extraordinaire.

Si le Canadien n’avait pas eu l’esprit préoccupé, et que sa vieille expérience n’eût pas été endormie pour un moment, certes il lui eût été facile de reconnaître, avec cette pénétration qui le distinguait, que le désert ne jouissait pas de sa tranquillité ordinaire ; il aurait senti des bruissements insolites dans les feuilles, et peut-être aurait-il aperçu des yeux briller dans l’ombre des hautes herbes.

Il arriva bientôt au campement ; le comte et Ivon dormaient profondément.