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remis une hache, un rifle avec vingt charges de poudre et une bowie-knife en lui disant :

« Écoute, garçon, maintenant te voilà grand et fort ; il serait honteux pour toi de rester plus longtemps à ma charge. J’ai tes six frères à nourrir, l’Amérique est grande, le terrain ne manque pas ; va avec Dieu, et que je n’entende plus parler de toi. Avec les armes que je te donne et l’éducation que tu as reçue, si tu le veux, ta fortune sera bientôt faite ; surtout évite les contestations désagréables, et tâche de ne pas te faire pendre. »

Après cette belle allocution, le père avait embrassé tendrement son fils, l’avait mis dehors par les épaules et lui avait fermé la porte au nez.

Depuis cette époque John Bright n’avait plus entendu parler de son père ; il est juste d’ajouter que le digne garçon n’avait jamais cherchée avoir de ses nouvelles.

Pour lui la vie avait été rude dans les commencements ; mais, grâce à son caractère et à une certaine élasticité de principes, seul héritage que lui eût donné sa famille, il était parvenu tant bien que mal à vivre et à élever ses enfants sans trop souffrir lui-même.

Seulement est-ce en raison de l’isolement dans lequel il avait passé sa jeunesse, est-ce pour toute autre cause que nous ignorons, John Bright adorait sa femme et ses enfants, et sous aucun prétexte n’aurait consenti à se séparer d’eux.

Lorsque la fatalité l’avait obligé à partir du territoire qu’il occupait et à en chercher un autre, il s’était mis gaiement en route, soutenu par l’amour de sa famille, dont aucun des membres n’était ingrat pour les sacrifices qu’il s’imposait, et il avait résolu d’aller si loin cette fois que personne ne viendrait jamais le déposséder : car, avouons-le, il avait été obligé de céder la place au légitime propriétaire ; ce qu’il avait fait sur la simple exhibition des actes de propriété, sans songer un instant à résister, conduite qui avait été fort blâmée par tous ses voisins.

John Bright voulait voir sa famille heureuse. Il veillait sur elle avec la tendresse jalouse d’une poule pour ses poussins.

Aussi ce soir-là une inquiétude extrême le dévorait sans qu’il pût en expliquer la cause ; la disparition des Indiens ne lui semblait pas naturelle : autour de lui tout paraissait trop calme, le silence du désert lui semblait trop profond ; il ne pouvait demeurer en place, et, malgré les observations de son fils, qui l’engageait à prendre du repos, à chaque instant il se levait pour aller jeter un regard par-dessus les retranchements.

William avait pour son père une tendresse extrême, mêlée de respect. L’état dans lequel il le voyait le chagrinait d’autant plus que rien ne venait en apparence autoriser cette inquiétude extraordinaire.

« Mon Dieu. ! père, lui dit-il, ne vous tourmentez donc pas ainsi ; vous faites réellement peine à voir : supposez-vous donc les Indiens assez fous pour venir nous attaquer par un clair de lune comme celui-ci ? Voyez ! on distingue les objets, comme en plein jour ; si nous le voulions, je suis certain que nous pourrions lire même la Bible à ses rayons argentés.

— Vous avez raison pour le moment présent, William, mon fils, les Peaux-Rouges sont trop fins pour venir ainsi affronter nos rifles pendant le clair de lune ; mais dans une heure la lune sera couchée, alors les ténèbres les protégeront suffisamment pour qu’ils puissent arriver jusqu’au pied des barricades sans être découverts.

— Bah ! ne croyez pas qu’ils l’essayent, cher père ! Depuis qu’ils nous espionnent, ces diables rouges nous ont vus d’assez près pour savoir qu’avec nous ils n’ont à récolter que des coups.

— Hum ! je ne suis pas de votre avis : nos bestiaux seraient pour eux une richesse ; je ne me soucie pas de les leur abandonner, d’autant plus, que nous serions obligés de retourner aux plantations pour nous en procurer d’autres, ce qui serait, avouez-le, fort désagréable pour nous.

— C’est vrai ; mais nous n’en serons pas réduits à cette extrémité.

— Dieu le veuille ! mon fils ; mais n’avez-vous rien entendu ? »

Le jeune homme prêta attentivement l’oreille.

« Non, » dit-il au bout d’un instant.

L’émigrant soupira.

« J’ai visité les bords de la rivière ce soir, dit-il, j’ai rarement vu une position plus favorable pour un établissement. La forêt vierge, qui s’étend derrière nous, nous fournirait un bois de chauffage excellent, sans compter les magnifiques planches que l’on en tirerait ; il y a là aux environs plusieurs centaines d’acres de terre qui, par leur proximité de l’eau, seraient, j’en suis convaincu, d’un excellent rapport.

— Seriez-vous donc dans l’intention de vous fixer ici, mon père ?

— Auriez-vous quelque répugnance à y rester, dites-le moi ?

— Moi ! aucunement ; pourvu que nous puissions vivre et travailler ensemble, peu m’importe l’endroit où nous nous arrêterons. Ce lieu me semble tout aussi bon qu’un autre, d’autant plus qu’il est assez éloigné des plantations pour que nous ne craignions pas d’en être dépossédés, du moins d’ici à longues années.

— C’est aussi ce que je suppose. »

En ce moment un léger frémissement parcourut les hautes herbes.

« Pour cette fois je suis convaincu que je ne me trompe pas, s’écria l’émigrant. J’ai entendu quelque chose.

— Et moi aussi, » dit le jeune homme en se levant vivement et en saisissant son rifle.

Les deux hommes s’élancèrent du côté des retranchements.

Ils n’aperçurent rien de suspect.

La prairie était toujours aussi calme.

« C’est quelque bête fauve qui va à l’abreuvoir ou qui en revient, dit William pour rassurer son père.

— Non, non, répondit celui-ci en hochant la