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tête, ce n’est pas le bruit que fait un animal quelconque ; c’est l’écho du pas d’un homme, j’en suis sûr.

— Le plus simple est d’aller voir.

— Allons. »

Les deux hommes escaladèrent résolument les retranchements, et, se tournant le dos, ils firent, le canon du rifle en avant, le tour du camp, fouillant avec soin les buissons et s’assurant qu’ils ne recelaient aucun ennemi.

« Eh bien ? s’écrièrent-ils en même temps, lorsqu’ils se rencontrèrent.

— Rien, et vous ?

— Rien.

— C’est étrange ! murmura John Bright, le bruit était pourtant assez distinct.

— C’est vrai ; mais je vous répète, père, que ce n’était pas autre chose qu’un animal qui a bondi aux environs. Par une nuit aussi calme que celle-ci, le moindre bruit s’entend à une grande distance ; du reste, nous sommes bien certains à présent que personne ne se tient caché auprès de nous.

— Rentrons, » dit l’émigrant tout pensif.

Ils se mirent en devoir d’escalader les retranchements du camp ; mais tous deux s’arrêtèrent soudain comme d’un commun accord en retenant avec peine un cri d’étonnement, presque d’effroi.

Ils venaient d’apercevoir un être humain, dont à cette distance il était impossible de distinguer nettement les contours ; cet être était accroupi devant le feu.

« Pour cette fois, j’en aurai le cœur net, s’écria l’émigrant en s’élançant d’un bond prodigieux dans le camp.

— Moi aussi ! » murmura son fils en imitant son exemple.

Mais lorsqu’ils furent en face de leur étrange visiteur, leur étonnement redoubla.

Malgré eux ils s’arrêtèrent à l’examiner avec curiosité, sans songer d’abord à l’interroger ni à lui demander comment il s’était introduit dans leur camp, et de quel droit il l’avait fait.

Autant qu’on, pouvait le supposer, l’être extraordinaire qu’ils avaient devant eux était une femme ; mais les années, le genre de vie qu’elle menait, et peut-être les chagrins, avaient sillonné son visage d’un tel réseau de rides croisées et enchevêtrées les unes dans les autres, qu’il était impossible de lui appliquer un âge quelconque ni de savoir si elle avait été belle jadis.

Ses grands yeux noirs, surmontés d’épais sourcils qui se croisaient au-dessus de la naissance de son nez recourbé, profondément enfoncés sous l’orbite, brillaient d’un feu sombre ; ses pommettes saillantes et violacées, sa bouche large garnie de dents éblouissantes et bordée de lèvres minces, son menton carré, lui donnaient au premier abord un aspect qui était loin d’éveiller la sympathie et d’appeler la confiance. De longs cheveux noirs pailletés de feuilles et de brins d’herbe tombaient en désordre sur ses épaules.

Elle portait un costume qui aurait aussi bien convenu à un homme qu’à une femme. Il se composait d’une longue robe en cuir de bison, à manches ouvertes, serrée aux hanches par une ceinture garnie de verroteries. Cette robe, cousue avec des cheveux attachés de distance en distance, avait le bas frangé de plumes et bizarrement découpé ; elle ne descendait que jusqu’aux genoux. Ses mitasses, ou culottes, étaient serrées aux chevilles et montaient un peu au-dessus du genou, où elles étaient retenues par des jarretières de cuir de bison. Ses humpès, ou souliers, étaient unis et sans ornements.

Elle avait des anneaux de fer aux poignets, deux ou trois colliers de grains de verre au cou et des pendants d’oreille.

À sa ceinture pendaient d’un côté une poire à poudre, une hache et un bowie-knife, de l’autre un sac à balles et une longue pipe indienne. Elle avait jeté en travers sur ses genoux un assez beau fusil de fabrique anglaise.

Elle se tenait accroupie devant le feu, qu’elle regardait fixement, le menton dans la paume de la main.

À l’arrivée des Américains elle ne se dérangea même pas, et sembla ne pas s’être aperçue de leur présence.

Après l’avoir examinée attentivement pendant assez longtemps, John Bright s’approcha d’elle, et lui touchant légèrement l’épaule :

« Soyez la bienvenue, femme, lui dit-il ; il paraît que vous avez froid et que le feu ne vous déplaît pas ? »

Elle releva lentement la tête en se sentant touchée, et, fixant sur son interlocuteur un regard sombre dans lequel il était facile de distinguer un peu d’égarement, elle répondit en anglais d’une voix creuse avec un accent guttural :

« Les visages pâles sont fous ; ils se croient toujours dans leurs villes ; ils ne pensent jamais que dans la prairie les arbres ont des oreilles et les feuilles ont des yeux pour voir et entendre tout ce qui se dit et se fait. Les Indiens Pieds-Noirs enlèvent fort adroitement la chevelure. »

Les deux hommes se regardèrent à ces paroles, dont ils redoutaient de deviner le sens, bien qu’elles parussent assez obscures.

« Avez-vous faim ? voulez-vous manger ? reprit John Bright, ou bien est-ce la soif qui vous presse ? Je puis, si vous le désirez, vous donner un bon coup d’eau de feu pour réchauffer votre corps. »

La femme fronça les sourcils.

« L’eau de feu est bonne pour les squaws indiennes, dit-elle. À quoi me servirait-il d’en boire ? d’autres viendront qui l’auront bientôt épuisée. Savez-vous combien d’heures vous avez encore à vivre ? »

L’émigrant tressaillit malgré lui à cette espèce de menace.

« Pourquoi me parler ainsi ? répondit-il. Avez-vous à vous plaindre de moi ?

— Peu m’importe, reprit-elle ; je ne suis pas du nombre des vivants, moi, puisque mon cœur est mort ! »