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Elle tourna la tête dans tous les sens par un mouvement lent et solennel eh examinant le paysage avec soin.

« Tenez, continua-t-elle en désignant de son bras décharné un tertre de gazon peu éloigné, c’est là qu’il est tombé, c’est là qu’il repose. Sa tête avait été fendue en deux par un coup de hache pendant son sommeil… pauvre James !… Cet endroit est un lieu mauvais ; ne le savez-vous pas ? Les vautours et les corbeaux s’y reposent seuls à de longs intervalles. Pourquoi donc êtes-vous venus ici ? êtes-vous fatigués de vivre ?… Les entendez-vous ? ils approchent ; bientôt ils seront ici. »

Le père et le fils échangèrent un regard.

« Elle est folle ! Pauvre créature ! murmura John Bright.

— Oui, voilà ce qu’ils disent tous dans la prairie, s’écria-t-elle avec une certaine animation dans la voix. Ils m’ont appelée Ohmahanck-Chikè (la vilaine de la terre) comme leur mauvais génie et ils me craignent. Vous aussi vous me croyez folle, n’est-ce pas ? Ah ! ahl ah !… »

Elle éclata d’un rire strident qui se termina par un sanglot ; elle cacha sa tête dans ses mains et pleura.

Les deux hommes se sentaient émus malgré eux.

Cette douleur étrange, ces paroles incohérentes, tout éveillait leur intérêt en faveur de cette pauvre créature qui semblait si malheureuse. La pitié se faisait jour dans leurs cœurs ; ils la considéraient silencieusement sans oser la troubler.

Au bout de quelques instants elle releva la tête, passa le revers de sa main droite sur ses yeux pour les sécher et reprit la parole. L’expression égarée de son regard avait disparu ; le son de sa voix lui-même n’était plus le même ; enfin, comme par enchantement, le plus complet changement s’était opéré dans sa personne.

« Pardonnez-moi, dit-elle tristement, les paroles extravagantes que j’ai pu prononcer. La solitude dans laquelle je vis, les chagrins dont le lourd fardeau m’accable depuis si longtemps, troublent parfois ma raison ; et puis le lieu où nous sommes me rappelle des scènes terribles dont le souvenir cruel ne sortira jamais de ma mémoire.

— Madame, je vous assure… balbutia John Bright sans savoir ce qu’il disait, tant sa surprise était grande.

— Maintenant l’accès est passé, interrompit-elle avec un sourire doux et mélancolique qui donnait à si physionomie une expression tout autre que celle que les Américains avaient remarquée jusqu’alors. Voilà deux jours que je vous suis afin de vous venir en aide ; les Peaux-Rouges se préparent à vous attaquer. »

Les deux hommes tressaillirent ; et, oubliant tout pour ne songer qu’au danger pressant, ils jetèrent un regard inquiet autour d’eux.

« Vous le savez ? s’écria John Bright.

— Je sais tout, répondit-elle ; mais rassurez-vous, vous avez encore deux heures avant que d’entendre résonner à vos oreilles leur horrible cri de guerre ; c’est plus qu’il ne vous en faut pour vous mettre en sûreté.

— Oh ! nous avons de bons rifles et un coup d’œil sûr, dit William en serrant son arme dans ses mains nerveuses.

— Que peuvent faire quatre rifles, si bons qu’ils soient, contre deux ou trois cents tigres altérés de sang comme, ceux contre lesquels vous aurez à combattre ? Vous ne connaissez pas les Peaux-Rouges, jeune homme.

— C’est vrai, murmura-t-il, mais que faire ? dites-le vous-même.

— Où se réfugier, où trouver du secours dans ces immenses solitudes ? ajouta John Bright en jetant un regard désolé autour de lui.

— Ne vous ai-je pas dit que je voulais vous venir en aide ? reprit-elle vivement.

— Oui, madame, vous nous l’avez dit, mais je cherche vainement de quel secours vous pouvez nous être ? »

Elle sourit avec mélancolie.

« C’est votre bon ange qui vous a amenés dans l’endroit où vous êtes. Pendant que je vous suivais des yeux aujourd’hui, j’ai tremblé que vous ne campiez pas ici. Venez ! »

Les deux hommes, subjugués par l’ascendant que cette créature bizarre avait en quelques instants pris sur eux, la suivirent sans répliquer.

Après avoir fait tout au plus une dizaine de pas, elle, s’arrêta et se retourna vers eux :

« Regardez, leur dit-elle en étendant son bras décharné dans la direction du nord-ouest ; là, à deux lieues à peine, couchés dans les hautes herbes, se trouvent vos ennemis. J’ai entendu leurs projets, j’ai pris part sans qu’ils soupçonnassent ma présence à leurs conseils. Ils n’attendent pour tous attaquer que le coucher de la lune. Il vous reste à peine une heure.

— Ma pauvre femme, murmura John Bright.

— Il m’est impossible de vous sauver tous, le tenter serait une folie ; mais je puis, si vous le voulez, essayer de soustraire votre femme et votre fille au sort qui les menace.

— Parlez ! parlez !

— Cet arbre, au pied duquel nous nous tenons, bien qu’ayant en apparence toute la sève de la jeunesse, est intérieurement rongé, de sorte que l’écorce seule le tient debout. Votre femme et votre fille, munies de quelques provisions, descendront dans l’intérieur de cet arbre, elles attendront là en sûreté que le danger soit passé. Quant à vous…

— Quant à nous, qu’importe, interrompit vivement John Bright, nous sommes des hommes habitués aux périls, notre sort est entre les mains de Dieu.

— Bien, mais ne vous désespérez pas, tout n’est pas perdu encore. »

L’Américain secoua la tête.

« Vous l’avez dit vous-même, madame, que peuvent quatre hommes résolus contre une légion de démons comme ceux qui nous menacent ! Mais il ne s’agit pas de cela en ce moment ; je ne vois pas le trou