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que nous venons de faire connaître an lecteur, broyaient à pleine bouche et d’un air insouciant les pois grimpants et les jeunes pousses des arbres.

Nous avons oublié de signaler deux habitudes assez singulières de M. de Beaulieu : la première consistait à avoir toujours placé dans l’arcade sourcilière droite un charmant lorgnon, retenu à son cou par un ruban noir, puis il portait continuellement des gants glacés, lesquels, nous devons en convenir, au grand regret du gentilhomme, commençaient à beaucoup se défraichir et se détériorer.

Maintenant, par quelle étrange combinaison du hasard ces hommes de naissance, d’habitude et d’éducation si disparates, se trouvaient-ils réunis à cent ou deux cents lieues de toute habitation civilisée, sur la rive d’un fleuve sinon complètement inconnu, du moins inexploré jusqu’alors, assis amicalement sur l’herbe et partageant fraternellement un déjeuner plus que frugal ?

C’est ce que nous allons en quelques mots expliquer au lecteur, en racontant succinctement une scène qui s’était passée dans les prairies six mois environ avant l’époque où commence cette histoire.

Balle-Franche était un homme déterminé, qui, excepté le temps qu’il avait passé comme engagé au service de la société des pelleteries, avait toujours chassé et trappé seul, méprisant trop les Indiens pour les craindre, et trouvant à les braver cette volupté que l’homme courageux éprouve sans pouvoir s’en rendre compte, lorsque, seul et sous l’œil de Dieu, il lutte, livré à ses propres, forces, contre un danger terrible et inconnu.

Les Indiens le connaissaient et le redoutaient de longue date. Maintes fois ils avaient eu maille à partir avec lui, et presque toujours ils s’étaient tout meurtris échappés de ses mains en laissant bon nombre des leurs sur le sol.

Aussi avaient-ils juré au chasseur une de ces bonnes haines indiennes que rien ne peut assouvir, si ce n’est le supplice de celui qui en est l’objet.

Mais comme ils savaient à quel homme ils avaient affaire, et qu’ils ne se souciaient nullement d’augmenter le nombre des victimes que déjà il avait sacrifiées, avec cette patience qui caractérise leur race, ils se résolurent à attendre le moment propice pour s’emparer de leur ennemi, et jusque-là à se borner à surveiller avec soin tous ses mouvements, afin, si l’occasion se présentait, de ne pas la laisser échapper.

Balle-Franche chassait en ce moment sur les bords du Missouri.

Se sachant observé, et soupçonnant instinctivement un piège, il prenait toutes les précautions, que lui suggéraient son esprit inventif et la connaissance approfondie qu’il possédait des ruses indiennes.

Un jour qu’il explorait les rives du fleuve, il lui sembla apercevoir, à une légère distance devant lui, un mouvement presque imperceptible dans un taillis épais.

Il s’arrêta, s’allongea sur le sol et se mit à glisser doucement dans la direction du buisson.

Tout à coup la forêt sembla tressaillir jusque dans ses repaires les plus inexplorés : une nuée d’Indiens surgit de terre, s’élança du haut des arbres, bondit de derrière les rochers, et le chasseur, littéralement enseveli sous une masse d’ennemis, fut réduit à la plus complète immobilité avant même d’avoir pu essayer de faire un geste pour se défendre.

Balle-Franche fut désarmé en un clin d’œil ; puis un chef s’avança vers lui, et lui tendant la main :

« Que mon frère se relève, dit-il froidement, les guerriers Peaux-Rouges l’attendent.

— Bon, bon, répondit en grommelant le chasseur ; tout n’est pas fini encore, Indien, et j’aurai ma revanche. »

Le chef sourit.

« Mon frère est comme l’oiseau moqueur, dit-il avec ironie, il parle trop. »

Balle-Franche se mordit les lèvres pour ne pas laisser passer quelque injure qui lui montait à la bouche ; il se leva et suivit ses vainqueurs.

il était prisonnier des Piekanns, la plus guerrière tribu des Pieds-Noirs.

Le chef qui s’était emparé de lui était son ennemi personnel.

Ce chef se nommait Natah-Otann — l’ours gris. — C’était un homme de vingt-cinq ans au plus, d’une physionomie fine, intelligente et empreinte de loyauté. Sa taille haute, ses membres bien proportionnés, la grâce de ses mouvements et son apparence martiale en faisaient un homme remarquable. Ses longs cheveux noirs séparés avec soin retombaient en désordre sur ses épaules. Comme tous les guerriers renommés de sa tribu, il portait derrière la tête une peau d’hermine et au cou un collier de griffes d’ours entremêlées de dents de bison, parure fort chère et très en honneur chez les Indiens. Sa chemise en peau de bison, à manches courtes, était garnie autour du col d’une manière de rabat en drap écarlate, ornée de franges et de soie de porc-épic ; les coutures de ce vêtement étaient bordées avec des cheveux provenant de scalps ; le tout rehaussé de petites bandes de peau d’hermine. Ses moksens, chacun d’une couleur différente, étaient surchargés de broderies très-fines. Son manteau, en peau de bison, était bariolé à l’intérieur d’une multitude de dessins informes, cherchant à retracer les hauts faits du jeune guerrier.

Natah-Otann tenait dans la main droite un éventail tout d’une aile d’aigle, et pendu au poignet de cette main par une ganse, le fouet à manche court et à longue lanière particulier aux Indiens des prairies ; en bandoulière, son arc et ses flèches assemblées dans un étui de peau de jaguar ; à sa ceinture, sa gibecière, sa corne à poudre, son long couteau de chasse et son casse-tête. Son bouclier pendait sur sa hanche gauche. Son fusil était placé en travers du cou de son cheval qui portait en guise de selle une superbe peau de panthère.