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le bruit du combat arrivait jusqu’à nous, et nous ignorions complètement ce qui se passait ; après nous avoir rassurées, elle nous a dit que tout était fini, que nous n’avions plus rien à craindre, et que si nous le voulions, nous pouvions vous rejoindre.

— Mais elle, qu’a-t-elle fait ?

— Elle nous a conduites jusqu’ici ; puis, malgré nos instances, elle s’est éloignée en nous disant que, puisque nous n’avions plus besoin d’elle, sa présence était inutile, que des raisons importantes la forçaient à s’éloigner. »

L’émigrant raconta alors à sa femme et à sa fille dans les plus grands détails tout ce qui s’était passé et les obligations qu’ils avaient à cette femme extraordinaire.

Les deux femmes écoutèrent ce récit avec la plus grande attention, ne sachant à quoi attribuer la conduite de cet être étrange, et sentant leur curiosité éveillée au plus haut point.

Malheureusement la façon bizarre dont l’inconnue s’était éloignée ne semblait pas montrer chez elle un bien vif désir d’établir des relations plus intimes avec les émigrants. Lorsque ceux-ci eurent épuisé les conjectures auxquelles cet événement pouvait donner lieu, ils furent contraints d’en prendre leur parti et de s’en rapporter au temps du soin de soulever le voile mystérieux qui l’enveloppait.

Au désert on a peu de temps à donner aux réflexions et aux commentaires, l’action emporte tout, il faut vivre et surtout se défendre ; aussi John Bright, sans perdre davantage de temps à chercher le mot d’une énigme qui, quant au présent, du moins, semblait impossible à trouver, s’occupa activement de réparer et de boucher les brèches faites aux retranchements et à fortifier encore son camp, si cela était possible, en entassant pêle-mêle auprès des barricades tous les objets dont il pouvait disposer.

Lorsque ces premiers devoirs pour la sûreté commune furent accomplis, l’émigrant s’occupa de ses bestiaux, qui formaient sa principale richesse.

Les animaux avaient été placés dans un endroit où les balles ne pouvaient les atteindre, assez près cependant de la tente dans laquelle les deux femmes venaient de se retirer de nouveau ; il avait fait à ses bestiaux une sorte de parc avec des branches d’arbres entrelacées.

En entrant dans ce parc John Brigt poussa un cri d’étonnement, qui se changea bientôt en hurlement de fureur.

Son fils et ses serviteurs accoururent.

Les chevaux et la moitié des bœufs avaient disparu.

Pendant le combat les Indiens les avaient enlevés, le bruit de la mêlée avait empêché sans doute que l’on n’entendît le bruit de leur fuite.

Selon toutes probabilités, l’intervention de l’inconnue, en frappant les Indiens de terreur, avait seule empêché que le vol ne fût complet et que tous les animaux ne fussent emmenés.

La perte éprouvée par l’émigrant était énorme pour lui : bien que tous ses bestiaux n’eussent pas disparu, cependant il en avait assez d’enlevés pour se trouver dans l’impossibilité d’aller plus loin.

Sa résolution fut prise avec cette promptitude qui caractérise les Américains du nord.

« Nos bestiaux sont volés, dit-il, il nous les faut, je veux les ravoir.

— C’est juste, répondit William, au lever du soleil nous nous mettrons sur la piste.

— Moi, mais pas vous, mon fils, reprit l’émigrant. Sem m’accompagnera.

— Mais moi, que ferai-je ?

— Vous, garçon, vous demeurerez au camp pour veiller sur votre mère et sur votre sœur, je vous laisse James. »

Le jeune homme s’inclina sans répondre.

« Je ne veux pas que les païens puissent se vanter de m’avoir mangé mes bœufs, dit John Bright avec colère : sur l’âme de mon père ! je les retrouverai ou j’y perdrai ma chevelure. »

Cependant la nuit s’était écoulée tout entière pendant les travaux de fortification du camp ; le soleil, encore invisible, commençait déjà à iriser l’horizon de lueurs purpurines.

« Eh ! eh ! reprit John Bright, voici le jour, ne perdons pas de temps, mettons-nous en route ; vous, William, je vous recommande votre mère et votre sœur, ainsi que tout ce qui est ici.

— Allez, mon père, répondit le jeune homme, je ferai bonne garde pendant votre absence ; vous pouvez être tranquille. »

L’émigrant serra la main de son fils, jeta son rifle sur l’épaule, fit signe à Sem de le suivre, et s’avança vers les retranchements.

« Il est inutile de réveiller votre mère, disait-il en marchant ; quand elle sortira de la tente, vous lui rapporterez ce qui est arrivé et ce que j’ai fait ; je suis convaincu qu’elle m’approuvera ; allons, garçon, bon courage et surtout bonne guette.

— Et vous, mon père, bonne réussite.

— Dieu le veuille, garçon, Dieu le veuille ! dit l’émigrant en hochant la tête d’un air triste : de si beaux bestiaux ! By God !

— Eh mais ? s’écria tout à coup le jeune homme en retenant son père au moment où celui-ci se préparait à escalader la barricade, que vois-je donc là-bas ? »

L’émigrant se retourna vivement.

« Vous voyez quelque chose, William ? où cela donc ?

— Tenez, mon père, dans cette direction ; mais qu’est-ce que cela signifie ? on dirait nos bestiaux ? »

L’émigrant regarda vivement du côté que son fils signalait.

« Comment ! s’écria-t-il avec joie, on dirait nos bestiaux ? mais ce sont eux ! D’où diable viennent-ils, et qui donc les ramène ? »

En effet, à une grande distance dans la prairie, on apercevait les bestiaux de l’Américain qui accouraient rapidement dans la direction du camp, en soulevant un épais nuage de poussière autour d’eux.