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VII

LE CHEF INDIEN.


Le comte de Beaulieu était loin de se douter, au moment où il se préparait à allumer insoucieusement un cigare, que l’allumette chimique dont il se servait allait le rendre en un instant si redoutable aux yeux des Indiens.

Mais, dès qu’il reconnut la puissance de l’arme que le hasard plaçait entre ses mains, il résolut de s’en servir et de tourner à son avantage la superstitieuse ignorance des Peaux-Rouges.

Jouissant intérieurement du triomphe qu’il avait obtenu, le comte fronça les sourcils, et, prenant le langage et les gestes emphatiques des Indiens lorsqu’il les vit assez maîtres d’eux-mêmes pour l’écouter, il leur parla ainsi de ce ton de commandement qui en impose toujours aux masses :

« Que mes frères ouvrent les oreilles, les paroles que souffle ma poitrine doivent être entendues et comprises par tous ; mes frères sont des hommes simples adonnés à l’erreur, la vérité doit entrer dans leur cœur comme un coin de fer ; ma bonté est grande, parce que je suis puissant : au lieu de les châtier lorsqu’ils ont osé mettre la main sur moi, je me suis contenté de faire éclater à leurs yeux mon pouvoir. Je suis un grand médecin des visages pâles ; tous les secrets de la plus fameuse médecine, je les possède. S’il me plaisait, les oiseaux du ciel et les poissons du fleuve me viendraient rendre hommage, parce que le maître de la vie est en moi et qu’il m’a donné sa baguette de médecine. »

Les Indiens groupés autour de lui l’écoutaient d’un air effaré en jetant des regards craintifs sur l’allumette à demi consumée qui gisait aux pieds du comte.

Celui-ci devina l’influence qu’il avait gagnée sur ses crédules auditeurs ; il sourit et continua d’une voix haute et bien accentuée :

« Écoutez ceci, Peaux-Rouges, et souvenez-vous : Lorsque le premier homme naquit, il se promena sur les bords du Mécha-che-bé ; alors il rencontra le maître de la vie ; le maître de la vie le salua et lui dit : « Tu es mon fils. — Non, répondit le premier homme ; c’est toi qui es mon fils, et je te le prouverai si tu ne veux pas me croire ; nous allons nous asseoir et nous ficherons en terre le bâton de médecine que nous tenons à la main : celui qui se lèvera le premier sera le plus jeune et par conséquent le fils de l’autre. » Ils s’assirent donc face à face et se regardèrent longtemps l’un l’autre, jusqu’à ce qu’enfin le maître de la vie pâlit, s’affaissa, et sa chair quitta ses os ; sur quoi le premier homme s’écria tout joyeux : « Enfin tu es certainement mort ! » Et ils se regardèrent ainsi pendant dix fois dix lunes et dix fois davantage, et comme au bout de ce temps les os du Seigneur de la vie étaient complètement blanchis, le premier homme se leva et dit : « Oui, maintenant il ne reste plus aucun doute ; il est certainement mort. » Il prit alors le bâton de médecine du maître de la vie et le retira de terre. Mais alors le maître de la vie se leva et, lui prenant le bâton, il lui dit : « Arrête, me voilà : je suis ton père et tu es mon fils. » Et le premier homme le reconnut pour son père. Mais le maître de la vie ajouta alors : « Tu es mon fils, le premier homme, tu ne peux mourir ; prends mon bâton de médecine : lorsque j’aurai à communiquer avec mes fils, Peaux-Rouges, c’est toi que j’enverrai. » Ce bâton de médecine, le voilà, êtes-vous prêts à exécuter mes ordres ? »

Ces paroles avaient été prononcées avec un accent de conviction si profond, la légende rapportée par le comte était tellement vraie et si bien connue de tous, que les Indiens, que le miracle de l’allumette avait préparés déjà à la crédulité, y ajoutèrent une foi entière et tous répondirent aussitôt avec respect :

« Que notre père parle ; ce qu’il veut nous le voulons ; ne sommes-nous pas ses enfants ?

— Retirez-vous, reprit le comte ; c’est avec votre chef seul que je veux communiquer. »

Natah-Otann avait écouté le discours du comte de Beaulieu avec la plus grande attention ; parfois un observateur aurait distingué sur son visage passer comme un éclair d’incrédulité, remplacé presque immédiatement par un sentiment de plaisir qui éclatait dans ses yeux aux regards si fins et si intelligents ; il avait applaudi comme ses guerriers, peut-être plus fort qu’eux encore lorsque le jeune homme s’était tu ; en lui entendant dire que c’était avec lui seul qu’il voulait communiquer, un sourire avait plissé ses lèvres ; d’un geste il avait ordonné aux Indiens de s’éloigner, et il s’était avancé vers le comte avec une aisance et une grâce que celui-ci n’avait pu s’empêcher de remarquer.

Il y avait dans ce jeune chef une noblesse innée qui plaisait au premier abord, attirait et commandait la sympathie.

Les guerriers pieds-noirs, après s’être respectueusement inclinés, avaient descendu doucement la colline et s’étaient accroupis en rond sur le sol, selon leur coutume, à cent mètres environ du campement.

Il y avait deux hommes que l’éloquence improvisée du comte de Beaulieu avait surpris autant au moins que les guerriers indiens.

Ces deux hommes étaient Balle-Franche, le brave chasseur canadien, et Ivon de Kergallec ; ni l’un ni l’autre ne comprenait plus rien à cette affaire ; la science indienne du jeune homme les désorientait complètement ; ils attendaient avec la plus vive anxiété le dénoûment de cette scène, dont ils ne saisissaient ni le but ni la portée.

Lorsqu’ils furent seuls, car le chasseur et le Breton s’étaient, eux aussi, retirés à l’écart, le Français et l’Indien s’examinèrent un instant avec une attention méticuleuse.