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Mais quels que fussent les efforts du blanc pour deviner les sentiments de l’homme qu’il avait devant lui, il fut obligé de reconnaître qu’il avait affaire à une de ces natures supérieures sur le visage desquelles il est impossible de rien lire et qui, dans toutes les circonstances, sont toujours maîtresses de leurs impressions ; bien plus, la fixité et l’éclat métallique de l’œil de l’Indien lui firent éprouver malgré lui un malaise secret qu’il eut hâte de faire cesser en prenant la parole, afin de rompre le charme dont à son insu il subissait l’influence.

« Chef, lui dit-il, maintenant que vos guerriers sont éloignés… »

Natah-Otann l’interrompit d’un geste, et s’inclinant gracieusement devant lui :

« Pardonnez-moi, monsieur le comte, lui dit-il en souriant avec un accent qu’eût envié un naturel des bords de la Seine, mais je crains que le peu d’habitude que vous avez de parler notre langue ne vous la rende fatigante ; s’il vous plaît de vous exprimer en français, je crois le parler assez bien pour vous comprendre.

— Hein ? s’écria le comte en faisant un bond de surprise, que dites-vous ? »

La foudre serait subitement tombée aux pieds de M. de Beaulieu qu’il n’aurait pas été plus surpris et plus épouvanté qu’en entendant ce sauvage, portant le costume complet des Pieds-Noirs et dont le visage était peint de quatre couleurs différentes, s’exprimer aussi purement dans son idiome paternel.

Natah-Otann ne sembla pas s’apercevoir de l’ébahissement de son interlocuteur, il continua froidement :

« Daignez me pardonner, monsieur le comte, d’avoir employé des termes qui sans doute vous auront choqué par leur trivialité, mais le peu d’occasion que j’ai de parler français dans ces déserts doit me servir d’excuse. »

M. de Beaulieu était en proie à une de ces surprises qui ne font que s’accroître.

Il ne savait plus s’il veillait ou s’il était obsédé par un cauchemar : ce qu’il entendait lui semblait si incroyable et si incompréhensible, qu’il ne trouvait pas de mots pour exprimer ce qu’il éprouvait.

« Mais qui êtes-vous donc enfin ? s’écria-t-il lorsqu’il fut assez maître de lui pour répondre.

— Moi ? fit nonchalamment Natah-Otann ; mais vous le voyez, il me semble, monsieur le comte, je suis un pauvre Indien Pied-Noir, un Peau-Rouge, pas autre chose.

— C’est impossible ! dit le jeune homme.

— Je vous certifie, monsieur, que je vous ai dit l’exacte vérité. Dame ! ajouta-t-il avec un charmant laisser-aller, si vous me trouvez un peu moins… comment dirai-je !… grossier, c’est cela ! que mes compatriotes, oh ! il ne faut pas m’en faire un crime, monsieur le comte ; cela tient à des considérations tout à fait indépendantes de ma volonté, que je vous raconterai quelque jour, si cela peut vous être agréable !… »

Le comte de Beaulieu était, nous croyons l’avoir dit, un homme de grand cœur, que peu de choses avaient le privilège d’émouvoir ; la première impression passée, il en prit bravement son parti ; parfaitement maître de soi désormais, il accepta franchement la position qui lui était si singulièrement faite par le hasard.

« Pardieu ! dit-il en riant, la rencontre est bizarre et a lieu de me surprendre ; vous me pardonnerez donc, cher monsieur, l’étonnement de mauvais goût que j’ai d’abord témoigné en vous entendant me parler ainsi que vous l’avez fait : j’étais si loin de m’attendre à rencontrer à six cents lieues des pays civilisés un homme aussi comme il faut que vous l’êtes, que je vous avoue que d’abord je ne savais à quel saint me vouer.

— Vous me flattez, monsieur le comte, répondit le chef toujours impassible, croyez bien que je vous suis reconnaissant de la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi ; maintenant, ajouta-t-il, si vous me le permettez, nous reviendrons à notre affaire.

— Ma foi ! je suis tellement bouleversé par tout ce qui m’arrive, monsieur, que franchement je ne sais plus où j’en suis.

— Bah ! ce n’est rien ; je vais vous remettre sur la voie ; après le charmant discours que vous nous avez fait, vous avez semblé désirer causer seul avec moi.

— Hum ! fit le comte en souriant ; je vous avoue que maintenant j’ai bien peur de vous avoir paru affreusement ridicule avec ma légende et surtout le miracle de l’allumette chimique ; mais aussi je ne pouvais me douter que j’avais un auditeur de votre espèce. »

Natah-Otann secoua tristement la tête à deux ou trois reprises et une expression de mélancolie assombrit un instant son visage.

« Non, dit-il avec tristesse, vous avez agi comme vous deviez le faire ; mais pendant que vous parliez, monsieur le comte, je songeais, moi, à ces pauvres Indiens enfoncés si profondément dans l’erreur, et je me demandais à part moi s’il y avait espoir de les régénérer avant que les blancs, leurs implacables ennemis, parviennent à les détruire entièrement. »

Le chef prononça ces paroles avec un accent de douleur et de haine si bien senti, que le comte fut ému en songeant combien cet homme à l’âme de feu, devait souffrir de l’abâtardissement de sa race.

« Courage ! lui dit-il en lui tendant la main par un geste spontané.

— Courage ! répéta l’Indien avec amertume, en serrant cependant cette main dans la sienne ; voilà ce que ne cesse de me dire, après chaque défaite que j’éprouve dans la lutte que j’ai entreprise, celui qui m’a servi de père et, pour mon malheur, m’a fait ce que je suis. »

Il y eut un instant de silence.

Chacun des deux interlocuteurs réfléchissait à part soi.

Enfin Natah-Otann reprit la parole :

« Écoutez, monsieur le comte, dit-il, entre hom-