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mes d’une certaine sorte, il y a une espèce de sentiment indéfinissable qui les lie malgré eux les uns aux autres ; depuis six mois que vous parcourez le désert dans tous les sens, je ne vous ai pas perdu de vue un seul instant : depuis longtemps déjà vous seriez mort, si je n’avais fait à votre insu planer sur vous une protection occulte. Oh ! ne me remerciez pas, s’écria-t-il vivement sur un geste du jeune homme ; en faisant cela, j’ai agi plutôt dans mon intérêt que dans le vôtre ; ce que je vous avoue vous étonne, n’est-ce pas ? cependant c’est ainsi : j’ai sur vous, permettez-moi de vous le confier, des vues dont je vous dévoilerai le secret dans quelques jours, lorsque nous nous connaîtrons mieux ; quant à présent, je vous obéirai en tout ce que vous désirerez ; aux yeux de mes compatriotes, je vous conserverai l’auréole miraculeuse qui ceint votre front. Vous voulez que ces émigrants américains soient laissés en paix, fort bien, à votre considération je pardonnerai à cette race de vipères, je ne vous demande qu’une grâce.

— Parlez !

— Lorsque vous serez certain que ces gens que vous voulez sauver sont en sûreté, accompagnez-moi à mon village, voilà tout ce que je désire : cela ne vous coûtera pas beaucoup, d’autant plus que ma tribu est campée tout au plus à un jour de marche de l’endroit où nous sommes.

— J’y consens, j’accepte votre proposition, chef : je vous accompagnerai où il vous plaira, mais seulement lorsque je serai certain que mes protégés n’auront plus besoin de mon aide.

— C’est convenu. Ah ! un mot encore.

— Parlez.

— Il est bien entendu pour tout le monde, n’est-ce pas, même pour les deux blancs qui vous accompagnent, que je ne suis qu’un Indien comme les autres ?

— Vous l’exigez ?

— Dans notre intérêt commun ; un mot dit sans intention, une indiscrétion, quelque minime qu’elle fût, nous perdrait tous deux. Ah ! vous ne connaissez pas encore les Peaux-Rouges ! ajouta-t-il avec ce sourire mélancolique qui déjà avait si fort donné à penser au comte.

— Très-bien, répondit-il ; soyez tranquille ; je me tiendrai pour averti.

— Maintenant, si vous le trouvez bon, monsieur le comte, je rappellerai mes guerriers ; une plus longue conférence entre nous pourrait éveiller leur jalousie.

— Faites, je m’en repose entièrement sur vous, je me mets à votre discrétion.

— Vous n’aurez pas lieu de vous en repentir, » répondit gracieusement Natah-Otann.

Pendant que le chef allait rejoindre ses guerriers, le comte se rapprocha de ses deux compagnons.

« Eh bien ! lui demanda curieusement Balle-Franche, avez-vous obtenu ce que vous désiriez de cet homme ?

— Parfaitement, répondit-il ; je n’ai eu pour cela que quelques mots à lui dire. »

Le chasseur lui jeta un regard narquois.

« Je ne le croyais pas si facile, dit-il.

— Pourquoi donc cela, mon ami ?

— Hum ! sa réputation est faite au désert, je le connais depuis fort longtemps, moi.

— Ah ! fit le jeune homme qui n’était pas fâché de se renseigner sur le compte de celui qui l’avait si fort intrigué, quelle réputation a-t-il donc ? »

Balle-Franche parut hésiter un instant.

« Craindriez-vous donc de vous expliquer clairement à son sujet ? demanda le comte, que ce silence intriguait.

— Moi ! je n’ai pas de raison pour cela ; au contraire : à part le jour où il a voulu me brûler vif, léger malentendu que je lui pardonne de grand cœur, nos relations ont toujours été excellentes.

— D’autant plus, dit le comte en riant, que vous ne vous êtes plus rencontrés que je sache, si ce n’est aujourd’hui.

— C’est cela même que je voulais dire. Voyez-vous, monsieur Édouard, Natah-Otann, entre nous, est un de ces Indiens qu’il est beaucoup plus avantageux de ne jamais voir sur son passage : il est comme le hibou, sa présence présage toujours un malheur.

— Diable ! vous m’inquiétez beaucoup en parlant ainsi, Balle-Franche.

— Mettons que je n’ai rien dit, alors, répondit-il vivement, je ne demande pas mieux que de me taire.

— C’est possible, mais le peu que vous avez laissé échapper a, je vous l’avoue, si bien éveillé ma curiosité que je ne serais pas fâché d’en apprendre davantage.

— Malheureusement je ne sais rien.

— Cependant vous avez parlé de sa réputation : serait-elle mauvaise ?

— Je ne dis pas cela, répondit Balle-Franche avec réserve ; vous le savez, monsieur Édouard, les mœurs indiennes sont bien différentes des nôtres : ce qui est mal pour nous, est vu d’un tout autre œil par les Indiens et, alors…

— Alors, n’est-ce pas, interrompit le comte, Natah-Otann jouit d’une réputation détestable ?

— Mais non, je vous assure ; cela dépend, du reste, du point de vue auquel on se place pour le juger.

— Bon ! et quelle est votre opinion personnelle à vous ?

— Oh ! moi, vous le savez, je suis un pauvre diable ; seulement il me semble que ce démon d’Indien est plus rusé à lui seul que toute sa tribu réunie ; entre nous, il passe pour sorcier parmi ses compatriotes, qui en ont une peur effroyable.

— Voilà tout ?

— À peu près.

— Après cela, dit légèrement le comte, comme il m’a prié de l’accompagner à son village, pendant les quelques jours que nous passerons auprès de lui, nous aurons le temps de l’étudier à notre aise. »

Le chasseur fit un bond de surprise.