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L’aspect de ce sauvage enfant des bois, dont le manteau et les longues plumes flottaient au vent, caracolant sur un coursier aussi indompté que lui-même, avait quelque chose de saisissant et de grand à la fois.

Natah-Otann était le premier sachem de la tribu.

Il fit signe au chasseur de monter sur un cheval qu’un de ses guerriers tenait en bride, et toute la troupe se dirigea au galop vers le camp de la tribu.

Natah-Otann chassait en ce moment le bison dans les plaines du Missouri ; il avait depuis deux mois quitté les villages de sa nation avec cent cinquante guerriers d’élite.

La route se fit silencieusement. Le chef ne parut nullement s’occuper de son prisonnier. Celui-ci, libre en apparence et monté sur un excellent coureur, n’essaya pas un instant de fuir. D’un coup d’œil il avait jugé la position, reconnu que les Indiens ne le perdaient pas de vue, et que s’il cherchait à s’échapper, il serait immédiatement repris.

Les Piekanns avaient établi leur camp sur le versant d’une colline boisée.

Pendant deux jours ils semblèrent avoir oublié leur prisonnier, auquel ils n’adressèrent pas une fois la parole.

Le soir du second jour, Balle-Franche se promenait de long en large en fumant insoucieusement son calumet.

Natah-Otann s’approche de lui :

« Mon frère est-il prêt ? lui dit-il.

— À quoi ? répondit le chasseur en s’arrêtant et en laissant échapper une énorme bouffée de tabac.

— À mourir, reprit laconiquement le chef.

— Parfaitement.

— Bon ; mon frère mourra demain.

— Vous croyez, » répondit le chasseur avec un grand sang-froid.

L’Indien le regarda un instant d’un air étonné ; puis il reprit :

« Mon frère mourra demain,

— J’ai parfaitement entendu, chef, reprit à son tour le Canadien avec un sourire ; et je vous répète, vous croyez ?

— Que mon frère regarde, » fit le sachem avec un geste significatif.

Le chasseur hocha la tête.

« Bah ! dit-il insoucieusement, je vois que tous les préparatifs sont faits, et faits en conscience même ; mais qu’est-ce que cela prouve ? Je ne suis pas encore mort, je suppose.

— Non ; mais mon frère le sera bientôt.

— Nous verrons demain, » répondit Balle-Franche en haussant les épaules.

Et laissant là le chef ébahi, il se coucha au pied d’un arbre et s’endormit.

Le sommeil du chasseur était si réel que, le lendemain au point du jour, les Indiens furent contraints de l’éveiller.

Le Canadien ouvrit les yeux, bâilla deux ou trois fois à se démettre la mâchoire et se leva.

Les Peaux-Rouges le conduisirent au poteau de torture où il fut solidement attaché.

« Eh bien ! lui demanda en ricanant Natah-Otann, que pense mon frère, à présent ?

— Eh ! fit Balle-Franche avec ce magnifique aplomb qui ne se démentait pas, croyez-vous donc déjà que je sois mort ?

— Non ; mais mon frère le sera dans une heure.

— Bah ! reprit insoucieusement le Canadien, il peut se passer bien des choses dans une heure. »

Natah-Otann se retira intérieurement émerveillé de la contenance intrépide de son prisonnier.

Mais, après avoir fait quelques pas, le chef se ravisa, et revint auprès de Balle-Franche.

« Que mon frère écoute, dit-il ; un ami lui parle.

— Allez, chef, répondit le chasseur, je suis tout oreilles.

— Mon frère est un homme fort ; son cœur est grand, reprit Natah-Otann ; c’est un guerrier redoutable.

— Vous en savez quelque chose, n’est-ce pas, chef ? » répondit le Canadien.

Le sachem réprima un mouvement de mauvaise humeur.

« L’œil de mon frère est infaillible ; son bras est sûr, reprit-il.

— Dites tout de suite où vous voulez en venir, chef, et ne vous perdez pas ainsi dans vos circonlocutions indiennes. »

Le chef sourit.

« Là Balle-Franche est seul, dit-il d’une voix douce, sa hutte est solitaire, pourquoi un si grand guerrier n’a-t-il pas une compagne ? »

Le chasseur fixa un regard profond sur son interlocuteur.

« Qu’est-ce que cela vous fait ? » répondit-il.

Natah-Otann continua :

« La nation des Pieds-Noirs est puissante, dit-il ; les jeunes femmes de la tribu des Piekanns sont belles. »

Le Canadien l’interrompit vivement.

« Assez, chef, lui dit-il ; malgré tous les biais que vous avez employés pour en venir à me faire votre singulière proposition, je vous ai deviné ; jamais je ne prendrai pour compagne une femme indienne. Ainsi, dispensez-vous de plus longues offres, qui n’auraient aucun résultat satisfaisant. »

Natah-Otann fronça les sourcils.

« Chien des visages pâles ! s’écria-t-il en frappant du pied avec colère ; ce soir mes jeunes hommes feront des sifflets de guerre avec tes os, et moi je boirai l’eau de feu dans ton crâne ! »

Sur cette menace terrible, le chef quitta définitivement le chasseur, qui le regarda s’éloigner en haussant les épaules et en murmurant à voix basse :

« Le dernier mot n’est pas dit encore !… ce n’est pas la première fois que je me trouve dans une position désespérée, toujours j’en ai échappé !… Il n’y a pas de raisons pour qu’aujourd’hui je sois plus malheureux !… Hum ! cela me servira de leçon ; une autre fois je serai plus prudent ! »

Cependant le chef avait donné l’ordre de commencer le supplice ; les préparatifs s’achevaient rapidement.

Balle-Franche suivait d’un œil curieux, et abso-