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« Répondez, reprit le vieillard, oui ou non, il le faut, je le veux, je vous l’ordonne !

— Non ! » dirent-ils ensemble d’une voix sourde mais ferme.

Le sachem se redressa.

« C’est bien, dit-il. Puisqu’il ne reste plus aucun sentiment généreux dans votre cœur, que la haine a tout dévoré en vous, que vous n’êtes plus des hommes mais des monstres, écoutez l’arrêt irrévocable que vos sachems, vos égaux, vos parents et vos amis prononcent contre vous. La nation vous rejette de son sein, vous n’êtes plus les enfants de notre tribu, le feu et l’eau vous sont refusés sur les territoires de chasse de notre nation, nous ne vous connaissons plus ; des chefs qui répondent de vous sur leur tête vous conduiront à vingt-cinq lieues du village, vous, la Panthère-Bondissante, dans la direction du sud ; vous, l’Épervier, dans la direction du nord ; défense expresse vous est faite, sous peine de mort, de remettre les pieds sur le territoire de la nation que vos mocksens maudits ne doivent plus fouler désormais ; que chacun de vous prenne une de ces deux flèches, elles sont peintes de diverses couleurs et vous serviront de passe-port dans les tribus où vous passerez ; cherchez une nation qui vous adopte, car désormais vous n’avez plus ni patrie ni famille ; allez, maudits ! ces flèches sont le dernier cadeau que vous recevez de vos frères ; partez ; puisse le maître de la vie attendrir vos cœurs de tigre ; pour nous, nous ne vous connaissons plus. J’ai dit. Ai-je bien parlé, hommes puissants ? »

Le vieillard se rassit au milieu de l’émotion générale, il se voila la face avec un pan de son manteau de bison et demeura immobile. Il pleurait.

Les deux chefs sortirent en trébuchant comme des hommes ivres, emmenés chacun par un point opposé de la place ; entraînés et soutenus par les chefs qui les avaient amenés, ils traversèrent les rangs de leurs compatriotes, courbés sous les malédictions qui les accueillaient sur leur passage.

À la sortie du village, des chevaux les attendaient ; ils se mirent en selle et partirent au galop, toujours suivis de leur escorte, qui ne devait les abandonner qu’au bout de vingt-cinq lieues.

Lorsqu’ils furent arrivés chacun à l’endroit où ils devaient être laissés, les guerriers mirent pied à terre, jetèrent sans parler leurs armes sur le sol et repartirent à fond de train.

Pas un mot n’avait été prononcé pendant cette longue course qui avait duré quatorze heures.

Nous suivrons l’Épervier. Quant à la Panthère-Bondissante, nul ne sut jamais ce qu’il devint ; ses traces se perdirent si complètement qu’il fut impossible de le retrouver.

L’Épervier était un homme d’une énergie et d’un courage à toute épreuve ; cependant lorsqu’il se vit seul, abandonné de tous ceux qu’il avait aimés, il eut un moment de découragement et de rage froide qui faillit le rendre fou.

Mais bientôt son orgueil se révolta ; il se roidit contre la douleur, et, après avoir laissé prendre à son cheval le repos nécessaire, il se remit résolument en route.

Il marcha ainsi au hasard, pendant plus d’un mois, sans suivre de direction arrêtée, vivant de sa chasse, se souciant fort peu de l’endroit où il arriverait et des gens avec lesquels le hasard le mettrait en contact.

Un jour, après une assez longue course infructueuse à la poursuite d’un élan que, par une espèce de fatalité, il ne put jamais atteindre, il se trouva tout à coup en face d’un cheval mort ; il regarda autour de lui ; non loin de ce cheval en gisait un second, auprès duquel était étendu un cadavre qu’à son costume il était facile de reconnaître pour un Européen, ou tout au moins pour un blanc.

L’Épervier sentit s’éveiller en lui sa curiosité.

Avec cette sagacité particulière aux Indiens, il commença immédiatement à fureter de tous les côtés.

Ses recherches furent presque immédiatement couronnées de succès ; il aperçut au pied d’un arbre un homme aux cheveux grisonnants, à la barbe inculte et touffue, revêtu de vêtements en lambeaux, qui était étendu sans mouvement.

L’Indien s’approcha vivement pour s’assurer de l’état de l’inconnu, et lui prodiguer ses soins, si par hasard il n’était pas mort.

La première chose que fit l’Épervier fut de poser la main sur le cœur de celui qu’il voulait secourir. Ce cœur battait, mais si faiblement qu’il semblait devoir bientôt s’arrêter.

Tous les Indiens sont un peu médecins, c’est-à-dire qu’ils possèdent la connaissance de certaines plantes au moyen desquelles, du reste, soit dit entre parenthèse, ils opèrent souvent des cures réellement merveilleuses.

Tout en cherchant à ranimer l’inconnu, l’Indien l’examinait attentivement.

Bien que ses cheveux commençassent à grisonner, cet homme était jeune encore et ne paraissait pas âgé de plus de quarante à quarante-cinq ans ; sa taille était haute et bien prise ; il avait le front large et bien bombé, le nez recourbé, la bouche grande et le menton carré.

Ses vêtements, quoique en lambeaux, avaient une coupe gracieuse et étaient faits d’un drap fin qui indiquait parfaitement qu’il devait appartenir à une classe aisée de la société ; le lecteur comprend que ces nuances délicates avaient échappé à l’Indien ; lui n’avait vu qu’un homme d’apparence intelligente et décidée sur le point de mourir, et, bien qu’il appartenait à la race blanche, race que, de même que tous ses compatriotes, il détestait, et pour cause, devant une telle détresse il avait oublié ses antipathies pour ne plus songer qu’à le secourir.

Auprès de l’inconnu se trouvaient pêle-mêle, sur l’herbe, une trousse de chirurgien, une molette, des pistolets, un fusil, un sabre et un livre ouvert.

Pendant assez longtemps les tentatives de l’Épervier n’eurent aucun résultat. Déjà il désespérait de