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rappeler le mourant à la vie, lorsqu’il vit une fugitive rougeur teinter ses joues d’une nuance presque imperceptible, et sentit son cœur battre plus vite et plus fort.

L’Épervier fit un geste de joie à ce succès pour lui inespéré.

Chose incroyable ! ce guerrier, dont jusque-là toute la vie s’était écoulée à faire aux blancs une guerre d’embuscades et de surprises, commettant avec tous les raffinements de la cruauté la plus émérite les actes les plus barbares sur les malheureux Espagnols qui tombaient entre ses mains, cet homme se réjouissait de rappeler à la vie cet individu qui, pour lui, était un ennemi naturel.

Au bout de quelques instants, l’inconnu ouvrit lentement les yeux ; mais, blessé probablement par l’éclat du jour, il les referma aussitôt.

L’Épervier ne se découragea pas et résolut de mener à bonne fin une œuvre si bien commencée.

Son attente ne fut pas trompée ; au bout de quelques minutes l’inconnu rouvrit les yeux ; il fit un geste comme pour se redresser, mais il était trop faible ; ses forces le trahirent, il retomba.

Alors l’Indien le souleva doucement par les épaules et l’assit contre le tronc du catalpas au pied duquel il était étendu primitivement.

L’inconnu le remercia d’un geste en murmurant d’une voix à peine articulée ce mot :

« Beber — boire — »

Les Comanches, dont la vie se passe à faire périodiquement des incursions sur le territoire espagnol, savent tous au moins quelques mots de cette langue ; l’Épervier la parlait assez couramment : Il saisit la gourde pendue à l’arçon de sa selle et que deux heures auparavant il avait emplie, et il en glissa l’orifice entre les lèvres du malade.

Dès que celui-ci eut goûté l’eau, il commença à boire à longs traits.

Mais l’Indien, qui se doutait de ce qui était arrivé à l’homme qu’il secourait, ne lui laissa boire que quelques gorgées, puis il lui retira la gourde.

L’inconnu voulait boire encore, mais l’Épervier s’y opposa.

« Non, lui dit-il, il ne faut pas, mon père, le visage pâle est trop faible, il mangera d’abord. »

Le malade lui sourit et lui pressa la main.

L’Indien se releva tout joyeux, sortit de son sac aux provisions quelques fruits, et les présenta à celui qu’il venait presque de ressusciter.

Grâce à ces soins intelligents, au bout d’une heure, le malade se sentit assez bien pour se lever.

Alors il expliqua en mauvais espagnol à l’Épervier que lui et un de ses amis voyageaient de compagnie, que leurs chevaux étaient morts de fatigue, que son ami et lui manquant de tout dans ce désert où il leur avait été impossible de se procurer de l’eau et des vivres, son ami avait succombé dans ses bras, après des souffrances atroces, il y avait déjà un jour que lui-même était en train d’en faire autant, lorsque sa bonne étoile ou plutôt la Providence l’avait amené pour le sauver.

« Bon, répondit l’Indien, lorsque l’inconnu eut terminé son récit, mon père est fort maintenant, je lui lacerai un cheval et je le conduirai jusqu’à la première habitation des hommes de sa couleur. »

À cette proposition l’inconnu fronça le sourcil, une expression de haine et de mépris hautain se peignit sur ses traits.

« Non, dit-il, je ne veux pas retourner auprès des hommes de ma couleur, ils m’ont rejeté, proscrit, je les hais : c’est au désert que désormais je veux habiter.

— Ooah ! s’écria l’Indien avec étonnement, mon père n’a plus de nation ?

— Non, répondit-il, je suis seul, sans patrie, sans parents, sans amis ; la vue d’un homme de ma couleur excite ma haine et mon mépris : tous ils sont ingrats, je veux vivre loin d’eux.

— Bon, fit l’Indien, moi je suis aussi rejeté par ma nation, moi aussi je suis seul, je resterai avec mon père, je serai son fils.

— Comment ! s’écria l’inconnu, qui crut avoir mal compris, il serait possible ! parmi vos tribus errantes la proscription existe aussi ? Vous comme moi, vous êtes rejeté par ceux de votre race, de votre sang, vous êtes abandonné, sans famille, condamné à errer désormais seul, tout seul ?

— Oui, murmura l’Épervier, en baissant lente- la tête.

— Oh ! s’écria l’inconnu en lançant vers le ciel un regard d’une expression étrange, oh ! les hommes ! ils sont partout les mêmes, cruels, dénaturés, et sans cœur. »

Il se promena quelques instants en murmurant certaines paroles dans une langue que l’Indien ne comprenait pas, puis il revint vivement vers lui, et lui serrant fortement les mains :

« Eh bien oui ! dit-il avec une énergie fébrile, j’accepte votre proposition, notre sort est le même, nous ne devons plus nous séparer : victimes tous deux de la méchanceté des hommes, nous vivrons ensemble ; vous m’avez sauvé la vie, Peau-Rouge, dans le premier moment j’en étais fâché, mais maintenant j’en remercie la Providence, puisque je pourrai encore faire du bien efforcer les hommes à rougir de leur ingratitude. »

Ce discours était beaucoup trop alambiqué et trop bourré de préceptes philosophiques pour être compris complètement par l’Épervier : cependant il en saisit le sens ; cela lui suffit, car lui aussi était heureux de trouver dans son compagnon d’infortune un homme frappé des mêmes malheurs.

« Que mon père ouvre les oreilles, dit-il, il va rester ici pendant que moi je chercherai un cheval pour lui ; les manadas sont nombreuses aux environs, j’aurai bientôt trouvé ce qu’il nous faut ; mon père sera patient pendant l’absence de son fils l’Épervier ; du reste, je lui laisse à boire et à manger.

— Allez, » lui dit l’inconnu.

L’Indien revint deux heures après avec un magnifique cheval.

Quelques jours se passèrent ainsi en courses vagabondes, mais toutes dirigées de plus en plus vers le désert. L’inconnu semblait redouter de rencon-