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trer les hommes blancs ; cependant, à part le récit qu’il avait failli mourir, l’inconnu gardait un silence obstiné sur toutes les particularités de son existence. L’Indien ne savait ni qui il était, ni ce qu’il avait fait jadis, ni pourquoi il s’était enfoncé ainsi dans le désert au risque d’y périr.

Chaque fois que l’Épervier lui demandait quelques détails sur sa vie, il détournait la conversation, et cela si adroitement, que l’Indien ne pouvait plus la ramener à son point de départ.

Un jour que tous deux causaient en chevauchant aux côtés l’un de l’autre, l’Épervier qui, à part lui, était piqué du peu de confiance que lui témoignait l’étranger, lui dit tout à coup nettement et sans préambule :

« Mon père était un grand chef dans sa nation ? »

L’inconnu sourit tristement.

« Peut-être, répondit-il ; mais maintenant je ne suis plus rien.

— Mon père se trompe, dit sérieusement l’Indien, les guerriers de sa nation peuvent l’avoir méconnu, mais sa valeur reste toujours la même.

— Fumée que cela, soupira l’inconnu.

— L’amour de la patrie est la plus grande et la plus noble passion que le maître de la vie ait mise au cœur de l’homme ; mon père avait un nom révéré par les siens. »

L’inconnu fronça les sourcils, son visage prit une expression que l’Indien ne lui avait jamais vue.

« Mon nom est un anathème, dit-il, nul ne l’entendra prononcer désormais ; il a été comme un stigmate cloué à mon front par les partisans de celui que j’ai aidé, moi infime, à abattre. »

L’Épervier fit un geste de suprême dédain.

« Le chef de la nation se doit à ses guerriers ; s’il les trahit, ils sont les maîtres de sa chevelure, » dit-il d’une voix ferme.

L’inconnu, surpris d’être si bien compris par cet homme primitif, sourit avec orgueil.

« En demandant sa tête, fit-il avec conviction, la mienne était là comme enjeu, je voulais sauver ma patrie. Qui pouvait me blâmer ?

— Personne ! répondit vivement l’Épervier, tout traître doit mourir. »

Il y eut un long silence.

L’Épervier reprit le premier la parole.

« Nous devons, dit-il, vivre de longs jours ensemble ; mon père veut que son nom demeure inconnu, je n’insisterai pas pour le connaître ; cependant nous ne pouvons plus longtemps errer à l’aventure, il nous faut une tribu qui nous adopte, des hommes qui nous reconnaissent pour frères.

— À quoi bon ? demanda l’inconnu.

— À être forts et partout respectés ; nous nous devons à nos frères, comme ils se doivent à nous ; la vie n’est qu’un prêt que nous fait le maître du monde, à la condition que cette vie soit profitable à ceux qui nous entourent. Sous quel nom présenterai-je mon père aux hommes auxquels nous demanderons asile et protection ?

— Sous celui que vous voudrez, mon fils ; puisque je ne puis plus porter le mien, tout autre m’est indifférent. »

L’Épervier réfléchit un instant.

« Mon père est fort, dit-il, sa chevelure commence à se diaprer des neiges de l’hiver ; il se nommera désormais le Bison-Blanc.

— Le Bison-Blanc, soit, répondit avec un soupir l’inconnu, autant ce nom qu’un autre ; peut-être pourrai-je échapper ainsi aux coups de ceux qui ont juré ma mort. »

L’Indien charmé de savoir comment il devait nommer dorénavant son ami, lui dit alors d’un ton joyeux :

« Dans quelques jours nous arriverons dans un village des Indiens du Sang ou Kenhàs où nous serons reçus comme si nous étions des fils de la nation ; mon père est sage, moi je suis fort, les Kenhàs seront heureux de nous recevoir : courage, vieux père, cette patrie d’adoption vaudra peut-être la nôtre.

— France ! adieu ! » murmura l’inconnu, d’une voix étranglée.

Quatre jours plus tard, ils arrivèrent en effet au village des Kenhàs ; la réception qui leur fut faite fut amicale.

« Eh bien ! dit l’Épervier à son compagnon lorsqu’ils eurent été adoptés selon tous les rites indiens, que pense mon père ? N’est-il pas heureux ?

— Je pense, répondit mélancoliquement l’autre, que rien ne peut rendre à l’exilé la patrie qu’il a perdue. »


IX

FLEUR-DE-LIANE.


Cependant des jours, des mois, des années s’écoulèrent ; le Bison-Blanc, puisque tel était le nom sous lequel l’inconnu était seul désigné, semblait avoir renoncé complètement à cette patrie, qu’il lui était défendu de revoir jamais. Il avait adopté complètement les coutumes indiennes, s’était identifié à ces mœurs étranges, et, grâce à sa sagesse, il avait su tellement se concilier l’estime et le respect de la nation kenhà, qu’il était parvenu à compter au nombre de ses sachems les plus vénérés.

L’Épervier, après avoir donné dans maintes circonstances des preuves irréfragables de son courage et de ses talents militaires, avait conquis de son côté une belle et honorable place dans la nation.

Si pour une expédition dangereuse il fallait un chef éprouvé, toujours il était choisi par le conseil des sachems, car on savait que le succès couronnait toujours ses entreprises.

L’Épervier était un homme d’un sens droit, qui avait compris de suite la valeur intellectuelle de son ami européen ; docile aux leçons du vieillard, il n’agissait jamais, dans quelque circonstance que