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ce fût, sans avoir pris son avis, et toujours il se conformait aux sages conseils de cette rare intelligence ; aussi, bien lui en avait pris, et il n’avait pas tardé à récolter les bénéfices de cette conduite adroite.

Aussi, lorsque deux ans après s’être marié à une jeune fille kenhà, toujours d’après les avis de son ami, lorsque sa femme le rendit père d’un garçon, il le prit dans ses bras et le présenta au vieillard en lui disant d’une voix émue :

« Mon père le Bison-Blanc voit ce guerrier, il est son fils, mon père en fera un homme.

— Je le jure, » répondit le vieillard d’une voix ferme.

Lorsque l’enfant fut sevré, le père tint la promesse qu’il avait faite à son ami et lui donna son fils, en s’engageant à le laisser libre de l’élever comme bon lui semblerait.

Le vieillard, rajeuni par l’espoir de cette éducation qui lui donnait la perspective de faire, à une époque donnée, un homme selon son cœur de cette chétive créature, accepta avec joie cette mission difficile.

L’enfant avait, de ses parents, reçu le nom de Natah-Otann : nom significatif pour tous, puisque c’est celui que porte l’animal le plus redouté des habitants de l’Amérique du Nord, l’ours gris.

Le Bison-Blanc se jura intérieurement que le jeune homme ne démentirait pas l’espoir que son père semblait avoir placé en lui.

Le Bison-Blanc était un fils du dix-huitième siècle, il résolut d’expérimenter sur cette jeune intelligence, qui lui était confiée sans contrôle, le système préconisé par Jean-Jacques, dans Émile.

Natah-Otann fit des progrès rapides sous la férule du Bison-Blanc.

Le vieillard avait avec lui quelques livres, qui lui servirent à donner à son élève une éducation fort étendue et une érudition peu commune.

On vit alors ce fait étrange d’un Indien, qui, tout en suivant exactement les coutumes de ses pères, en chassant et en combattant comme eux, et sans avoir jamais quitté sa tribu, était cependant un homme distingué, qui n’aurait été déplacé dans aucun salon européen, et dont la vaste intelligence avait tout compris, tout apprécié, tout développé.

Chose singulière, Natah-Otann, dès qu’il fut devenu un homme, loin de mépriser ses compatriotes plongés dans l’abrutissement et l’ignorance la plus complète, se prit au contraire pour eux d’un amour ardent et du violent désir de les régénérer.

Dès ce moment, sa vie eut un but, une pensée, qui fut la préoccupation continuelle de son existence : replacer les Indiens au rang dont ils étaient descendus, en les réunissant, en formant un faisceau et les constituant en une nation grande, forte et libre.

Le Bison-Blanc, confident obligé des pensées du jeune chef, accepta d’abord ces projets avec le sourire sceptique des vieillards qui, revenus de tout, et blasés sur tout, n’ont plus conservé aucune croyance au fond du cœur : il crut que Natah-Otann, sous l’impression du feu de la jeunesse, enthousiaste des grandes choses, comme toutes les âmes généreuses, se laissait entraîner par un mouvement irréfléchi dont il reconnaîtrait bientôt la folie.

Mais lorsqu’il eut été à même d’apprécier combien ces idées étaient profondément enracinées dans le cœur du jeune homme, qu’il le vit se mettre, résolument à l’œuvre, alors le vieillard trembla, il eut peur de son ouvrage, il se demanda s’il avait eu bien réellement le droit d’agir comme il l’avait fait, s’il n’avait pas eu tort de développer dans d’aussi énormes proportions cette intelligence d’élite, qui seule, et sans autre appui que sa volonté, allait entreprendre une lutte dans laquelle elle succomberait infailliblement.

Cet homme qui, dans sa jeunesse, pendant les orages d’une révolution terrible, avait sans froncer le sourcil, vu tomber autour de lui les hommes comme des épis mûrs, qui, pour assurer le triomphe de ses idées, n’avait pas craint de porter une main sacrilège sur les choses les plus saintes et les plus révérées, cet homme enfin qui, chargé de la haine de milliers d’individus, de la réprobation presque générale, forcé de se cacher comme un malfaiteur, poursuivi par une réaction puissante et implacable, levait fièrement la tête et disait, en mettant sur sa large poitrine sa main nerveuse : « J’ai fait mon devoir ; ma conscience ne me reproche rien, parce que mes mains sont pures et mon cœur est resté fort ! » cet homme frémit en songeant aux conséquences incalculables des idées qu’il avait, comme en se jouant, inoculées au jeune homme.

Il comprit que cette éducation, en complet désaccord avec celle des individus qui l’entouraient, devait infailliblement causer la perte de Natah-Otann.

Alors il chercha à démolir de ses propres mains l’édifice qu’avec tant de peine il avait construit ; il voulut tourner vers un autre point l’ardeur qui dévorait son élève, donner un autre but à sa vie en changeant ses projets. Il était trop tard, le mal était sans remède : Natah-Otann, en voyant son maître se démentir ainsi, le battait avec ses propres armes et l’obligeait à courber tout confus son front rougissant sous les coups de l’impitoyable logique que lui-même avait enseignée à son élève.

Natah-Otann était un composé bizarre, de bien et de mal ; chez lui, tout était extrême ; parfois les plus nobles sentiments semblaient résider en lui : il était bon, généreux ;  : puis tout à coup, dans une autre circonstance, sans qu’il fût possible d’expliquer pourquoi il agissait ainsi, sa férocité et sa cruauté acquéraient des proportions gigantesques qui épouvantaient les Indiens eux-mêmes.

Cependant il était généralement bon et doux pour ses compatriotes qui, sans en connaître la cause, mais subissant à leur insu son influence magnétique incontestable, le redoutaient et trem-