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lument comme s’il avait été désintéressé dans la question, tous les mouvements des Indiens.

« Oui, oui, reprit-il, mes gaillards, je vous vois ; vous préparez tous les instruments de mon supplice ; voici le bois vert destiné à m’enfumer comme un jambon ; vous taillez les brochettes que vous m’enfoncerez sous les ongles. Eh ! eh ! ajouta-t-il d’un air parfaitement satisfait, vous commencez par le tir du fusil ; voyons si vous êtes adroits ! Oh ! la bonne fête pour vous, allez-vous vous réjouir, un brave chasseur blanc à martyriser !… Le diable sait quelles sont les idées baroques qui peuvent passer dans vos cervelles indiennes ; seulement hâtez-vous, sinon, il est bien possible que j’en réchappe ! »

Pendant ce monologue, une vingtaine de guerriers, les plus adroits de la tribu, avaient pris leurs fusils et s’étaient placés à cent pas à peu près du prisonnier.

Le tir commença.

Les balles arrivaient toutes à quelques lignes à peine du chasseur, qui, à chaque coup, remuait la tête comme un barbet mouillé, à la grande joie de l’assistance.

Ce divertissement durait depuis vingt minutes environ, et menaçait de se continuer longtemps encore à cause du plaisir qu’il procurait aux Pieds-Noirs, lorsque tout à coup un cavalier bondit au milieu de la clairière, dispersa à coups de fouet les Indiens qui se trouvaient sur son passage, et, profitant de la stupeur causée par sa présence imprévue, il s’élança vers le prisonnier, mit pied à terre, coupa tranquillement les liens qui rattachaient, lui mit en main une paire de pistolets et remonta à cheval.

Tout cela s’était passé en moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour l’écrire.

« Pardieu ! s’écria joyeusement Balle-Franche, j’étais bien sûr que je ne mourrais pas encore cette fois ! »

Les Indiens ne sont pas hommes à se laisser longtemps dominer par un sentiment quel qu’il soit ; le premier moment de surprise passé, ils enveloppèrent les deux hommes en criant, en gesticulant et en brandissant leurs armes avec fureur.

« Allons ! allons ! faites place, canailles ! cria le nouveau venu d’un ton de commandement, en cinglant de rudes coups de fouet ceux qui avaient l’imprudence de trop s’approcher de lui. Allons, venez, ajouta-t-il en se tournant vers le chasseur.

— Je ne demande pas mieux, répondit celui-ci ; mais cela ne me semble pas facile.

— Bah ! essayons toujours, reprit l’inconnu en fixant tranquillement un lorgnon dans son œil droit.

— Essayons ! » répondit Balle-Franche.

Cet inconnu, arrivé si providentiellement pour le chasseur, n’était autre que le comte Charles-Édouard de Beaulieu, que le lecteur a déjà sans doute reconnu.

« Holà ! cria le comte, d’une voix forte, venez ici, Ivon.

— Me voici, monsieur le comte, » répondit une voix partant de la forêt.

Et un second cavalier, bondissant dans la clairière, vint froidernent se ranger auprès du premier.

Celui-ci était Ivon Kergollec, valet de chambre du comte.

Il y avait quelque chose d’étrange dans le groupe formé par ces trois hommes impassibles au milieu d’une centaine d’Indiens qui hurlaient autour d’eux.

Le comte, le lorgnon à l’œil, fièrement campé sur son cheval, le regard superbe et la lèvre dédaigneuse, faisait jouer les batteries de son fusil.

Balle-Franche, un pistolet de chaque main, se préparait à vendre chèrement sa vie, tandis que le domestique attendait tranquillement l’ordre de charger les sauvages.

Les Indiens, furieux de l’audace des blancs, s’excitaient, avec force cris et gestes, à tirer une prompte vengeance des imprudents qui étaient venus si étourdiment se livrer entre leurs mains.

« Ils sont fort laids, ces Indiens, dit le comte. Maintenant que vous voilà libre, mon ami, nous n’avons plus rien à faire ici ; partons. »

Et il fit un geste pour s’ouvrir passage.

Les Pieds— Noirs firent un mouvement en avant.

« Prenez garde ! s’écria Balle-Franche.

— Allons donc ! reprit le comte en haussant les épaules ; est-ce que ces drôles prétendraient me barrer le passage, par hasard ? »

Le chasseur le regarda de l’air d’un homme qui ne sait pas au juste s’il a affaire à un fou ou à un être doué de raison, tant cette réponse lui semblait extraordinaire.

Le comte fit sentir l’éperon à son cheval.

« Eh ! murmura Balle-Franche, il va se faire tuer ; c’est égal, c’est un rude homme : je ne l’abandonnerai pas. »

En effet, le moment était critique ; les Indiens, réunis en masse serrée, se préparaient à tenter une charge désespérée contre les trois hommes :

Charge qui serait probablement décisive, car les Européens, sans abri et offrant leurs corps entiers à découvert aux coups de leurs ennemis, ne pouvaient prétendre leur échapper.

C’était cependant la conviction du comte. Sans remarquer les gestes et les cris hostiles des Peaux-Rouges, le lorgnon toujours à l’œil, il s’avança vers eux.

Depuis l’apparition du comte, le sachem indien, comme frappé de stupeur à sa vue, n’avait pas fait un geste et était demeuré les yeux fixés sur lui, en proie à une émotion extraordinaire.

Soudain, au moment où les guerriers Pieds-Noirs épaulaient leurs fusils ou ajustaient leurs flèches aux arcs, Natah-Otann sembla prendre une résolution subite ; il se jeta en avant, et, levant sa robe de bison :

« Arrêtez !… » cria-t-il d’une voix forte.

Les Indiens, dociles à la voix de leur chef, obéirent immédiatement.

Le sachem fit trois pas, s’inclina respectueuse-