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« Le feu ! le feu ! Songez au feu ! »

Ce furent ses dernières paroles. Dix minutes plus tard, il rendit le dernier soupir.

En vain les Espagnols, dont la curiosité était vivement éveillée par cette recommandation mystérieuse, cherchèrent, par tous les moyens en leur pouvoir, à en pénétrer la signification ; jamais ils ne parvinrent à faire parler un seul des Mexicains qu’ils interrogèrent. Tous gardèrent religieusement leur secret et plusieurs même endurèrent la torture et moururent plutôt que de le révéler.

Les Comanches et presque toutes les nations du Far-West ont conservé intacte cette croyance. Dans tous les villages indiens se trouve le feu de Mocktekuzoma, qui brûle éternellement, gardé par deux guerriers qui le surveillent, pendant vingt-quatre heures de suite, sans boire ni manger ; puis ils sont relevés par d’autres, et toujours ainsi.

Anciennement, au lieu de vingt-quatre, c’était quarante-huit heures que les gardiens restaient ; il arrivait souvent alors qu’on les trouvait morts, quand on venait les relever, soit à cause du gaz dégagé par le feu qui les asphyxiait d’autant plus facilement qu’ils étaient à jeun, soit par toute autre raison.

Les corps étaient enlevés et portés dans une grotte, où, disent les Comanches, un serpent les mangeait.

Voilà pourquoi la garde a été réduite de moitié ; depuis ce temps, on n’a plus eu de malheurs à déplorer.

Ce feu, placé dans un souterrain voûté, est contenu dans une cassolette en argent, où il couve sous la cendre.

Cette croyance est tellement générale, que non-seulement elle se rencontre chez les Indios bravos ou libres, mais encore chez les manzos ou civilisés. Beaucoup d’hommes, qui passent pour instruits et ont reçu une éducation presque européenne, conservent dans des endroits ignorés le feu de Mocktekuzoma, le font garder soigneusement, le visitent chaque jour, et ne manquent pas, au lever du soleil, de monter sur le toit de leurs maisons et de regarder vers l’orient, dans l’espoir de voir apparaître leur empereur bien-aimé, qui, accompagné du soleil, vient leur rendre cette liberté après laquelle, depuis tant de siècles, ils soupirent, et que la république mexicaine est loin de leur avoir donnée.

La pensée de Natah-Otann était celle-ci : annoncer aux Indiens, après leur avoir raconté cette légende, que les temps étaient révolus, que Mocktekuzoma allait apparaître pour les guider et leur servir de chef ; former un noyau puissant de guerriers qu’il disséminerait sur toutes les frontières américaines, de façon à attaquer ses ennemis de tous les côtés à la fois, par surprise et sans leur donner le temps de se défendre.

Ce projet, tout fou qu’il était, surtout n’ayant pour instrument, afin de le mettre à exécution, que les Indiens, c’est-à-dire les hommes les moins capables de s’allier entre eux, ce qui a toujours causé leurs défaites ; ce projet, disons-nous, ne manquait ni d’audace ni de noblesse, et Natah-Otann était réellement le seul homme capable de le mener à bien, s’il rencontrait dans les masses qu’il voulait soulever deux ou trois instruments dociles et intelligents qui comprissent sa pensée et s’y associassent réellement de cœur.

Les Comanches, les Pawnees, les Sioux étaient d’une grande utilité au chef pied-noir, ainsi que la plupart des Indiens du Far-West ; car ils partageaient la croyance dont Natah-Otann faisait la base de ses projets, et non-seulement ils n’auraient pas besoin d’être persuadés, mais encore ils l’aideraient, par leur assentiment à ce qu’il dirait, à persuader les autres Peaux-Rouges Missouris.

Mais, dans une aussi grande réunion de nations, divisées par une foule d’intérêts, parlant des langues différentes, hostiles pour la plupart les unes aux autres, comment parvenir à établir un lien assez fort pour les attacher d’une manière indissoluble ? Comment les convaincre de marcher toutes ensemble sans se jalouser ? Enfin était-il raisonnable de supposer qu’il ne se trouverait pas un traître qui vendrait ses frères et révélerait leurs projets aux Yankees, dont l’œil est toujours ouvert sur les démarches des Indiens dont ils ont si grande hâte d’être délivrés et qu’ils cherchent par tous les moyens à faire complètement disparaître.

Cependant, Natah-Otann ne se rebuta pas ; il ne se dissimulait pas les difficultés qu’il aurait à vaincre ; son courage grandissait par les obstacles, sa résolution s’affermissait pour ainsi dire, en raison des impossibilités qui devaient à chaque instant surgir devant lui.

Lorsque le plus ancien sachem, après les cérémonies préparatoires, lui eut fait signe de se lever, Natah-Otann comprit que le moment était enfin venu d’entamer la partie difficile qu’il voulait jouer ; il prit résolument la parole, certain qu’avec des hommes comme ceux devant lesquels il se trouvait, tout résidait dans la façon dont il engagerait la question, et que, la première impression une fois surprise, le succès était presque certain.

« Chefs Comanches, Osages, Sioux, Pawnees, Mandans, Assiniboins, Missouris et vous tous qui m’écoutez, Peaux-Rouges, mes frères, dit-il d’une voix ferme et profondément accentuée, depuis bien des lunes mon esprit est triste ; je vois avec douleur nos territoires de chasse envahis par les blancs, diminuer et se resserrer de jour en jour. Nous, dont les innombrables peuplades couvraient, il y a quatre siècles à peine, la vaste étendue de terre comprise entre les deux mers, nous sommes aujourd’hui réduits à un petit nombre de guerriers qui, craintifs comme des antilopes, fuient devant nos spoliateurs ; nos villes sacrées, derniers refuges de la civilisation de nos pères les Incas, vont devenir la proie de ces monstres à face humaine, qui n’ont d’autre dieu que l’or ; notre race dispersée disparaîtra peut-être bientôt de ce monde qu’elle a si longtemps seule possédé et gouverné. Parqués, ainsi que de vils animaux, abrutis par l’eau de feu, ce poison corrosif inventé par les blancs pour notre perte, décimés par le fer et les maladies blanches,