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Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/58

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faire connaître l’opinion du conseil, se leva et prit la parole :

« Chefs des Comanches, des Pawnees, des Sioux, des Mandans, des Assiniboins et des Indiens missouris, dit-il, écoutez, écoutez ! Ce jourd’hui, quatrième jour de la lune de Ouabanni-quisis, il a été résolu par tous les chefs dont les noms suivent : la Petite-Panthère, le Chien-Rablé, le Bison-Blanc, Natah-Otann, le Loup-Rouge, la Vache-Blanche, le Vautour-Fauve, le Serpent-Nacré, la Belle-Femme et autres, représentant chacun une nation ou une tribu, réunis autour du feu du grand conseil, devant l’arbre sacré du maître de la vie, après avoir accompli pieusement tous les rites religieux qui doivent nous rendre favorable le mauvais Esprit, il a été résolu dis-je que la guerre était déclarée aux blancs, nos spoliateurs et que les flèches sanglantes, enroulées dans une peau de serpent, seraient jetées sur leur frontière ; comme cette guerre est sainte et a pour objet la liberté de la race rouge, tous, hommes, femmes, enfants, doivent y prendre part, chacun dans la limite de ses forces. Aujourd’hui même des wampums seront expédiés par les chefs à toutes les nations indiennes qui, par l’éloignement de leurs territoires de chasse, n’ont pu, malgré leur bon vouloir, assister à ce conseil suprême. J’ai dit. »

Un long cri d’enthousiasme arrêta le Bison-Blanc, qui continua bientôt après :

« Les chefs, après mûre délibération, faisant droit à la demande adressée au conseil par Natah-Otann, le premier sachem des Pieds-Noirs, de nommer un lieutenant à l’empereur Mocktekuzoma, souverain chef des guerriers indiens, ont choisi pour lieutenant suprême, sous les ordres seuls dudit empereur, comme devant guider toutes les nations, avec un pouvoir sans contrôle et illimité, le plus prudent, le plus digne de nous commander. Ce guerrier est le premier sachem des Indiens pieds-noirs, de la tribu des Kenkàs, dont la race est si ancienne, Natah-Otann, Le cousin du Soleil, l’astre éblouissant qui nous éclaire. Ai-je bien parlé, hommes puissants ? »

Un tonnerre d’applaudissements accueillît ces dernières paroles.

Natah-Otann salua les sachems, s’avança au milieu du cercle et dit d’un ton superbe :

« J’accepte, sachems, mes frères ; dans un an je serai mort ou vous serez libres.

— Vive à jamais Natah-Otann, le Grand-Ours des Pieds-Noirs ! cria la foule.

— Guerre aux blancs ! reprit Natah-Otann, mais guerre sans trêve ni merci, véritable battue de bêtes fauves, comme ils sont accoutumés à nous la faire ! Souvenez-vous de la loi des prairies : œil pour œil, dent pour dent ; que chaque chef expédie le wampum de guerre à sa nation, car à la fin de cette lune nous réveillerons nos ennemis par un coup de tonnerre. Ce soir à la septième heure de la nuit, nous nous réunirons de nouveau, afin d’élire les chefs secondaires, compter nos guerriers et fixer le jour et l’heure de l’attaque. »

Les chefs s’inclinèrent sans répondre, rejoignirent leur escorte et ne tardèrent pas à disparaître dans un tourbillon de poussière.

Natah-Otann et le Bison-Blanc restèrent seuls.

Un détachement de guerriers pieds-noirs, immobile à peu de distance, veillait sur eux.

Natah-Otann, les bras croisés, la tête penchée vers la terre et les sourcils froncés, semblait plongé dans de profondes réflexions.

« Eh bien ! lui dit le vieux tribun avec une nuance d’ironie imperceptible dans la voix, vous avez réussi, mon fils ; vous êtes heureux, vos projets vont enfin s’accomplir.

— Oui, répondit-il tristement sans remarquer le ton railleur de son père adoptif, la guerre est déclarée, mes projets ont réussi, mais à présent, mon ami, je tremble devant une si lourde tâche. Ces hommes primitifs me comprendront-ils bien ? sauront-ils deviner ce qu’il y a dans mon cœur d’amour et de dévouement absolu pour eux ! sont-ils mûrs pour la liberté ? peut-être n’ont-ils pas assez souffert encore ! Père ! père ! vous dont le cœur est si puissant, l’âme si grande, vous dont la vie s’est usée dans ces luttes immenses, conseillez-moi ! aidez-moi !… je suis jeune, je suis faible, sans expérience et je n’ai pour moi qu’une volonté forte et un dévouement sans bornes ! »

Le vieillard sourit avec mélancolie, et il murmura, répondant bien plus à sa propre pensée qu’à son ami :

« Oui, ma vie s’est usée dans ces luttes suprêmes ; l’œuvre que j’avais aidé à édifier a été renversée, mais non détruite, car des ruines d’une société décrépite a surgi, pleine de sève, une société nouvelle ; aussi, grâce à nos efforts, le sillon a-t-il été trop profondément creusé pour qu’il soit possible de le combler désormais ; le progrès marche quand même, rien ne peut l’entraver ni l’arrêter ! Va, ne t’arrête pas dans la route que tu as choisie, c’est la plus belle et la plus noble qu’un griand cœur puisse suivre. »

En prononçant ces paroles, ce vieux soldat de l’idée s’était laissé emporter par l’enthousiasme ; sa tête s’était relevée ; son front rayonnait, le soleil couchant se jouait sur son visage et lui donnait une expression que Natah-Otann ne lui avait jamais vue, et qui le remplissait de respect. Mais bientôt le vieillard éteignit le feu de son regard, secoua tristement la tête et reprit :

« Enfant, comment accompliras-tu ta promesse, où trouveras-tu Mocktekuzoma ? »

Natah-Otann sourit.

« Bientôt vous le verrez, mon père, » dit-il.

Au même instant, un Indien, dont le cheval ruisselant de sueur semblait souffler du feu par les naseaux, arriva devant les deux chefs, en face desquels, par un prodige d’équitation, il s’arrêta court, comme s’il eût été subitement changé en statue de granit ; sans mettre pied à terre, il se pencha à l’oreille de Natah-Otann.

« Déjà ! s’écria celui-ci. Oh ! le ciel est bien définitivement pour moi ! pas un instant à perdre ! mon cheval, vite ! »

Et il se mit en selle d’un bond de tigre.