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ment devant le comte, et lui dit d’une voix soumise :

« Que mon père pardonne à ses enfants, ils ne le connaissaient pas ; mais mon père est grand, son pouvoir est immense, sa bonté infinie ; il oubliera ce que leur conduite a eu d’offensant pour lui. »

Balle-Franche, étonné de cette harangue, la traduisit au comte en lui avouant naïvement qu’il n’y comprenait rien.

« Pardieu ! répondit le comte en souriant, ils ont peur.

— Hum ! grommela le chasseur, cela n’est pas clair, il y a autre chose ! c’est égal, agissons de ruse. »

Alors il se tourna vers Natah-Otann :

« Le grand chef pâle est satisfait du respect de ses enfants rouges pour lui, dit-il, il leur pardonne. »

Natah-Otann fit un mouvement de joie.

Les trois hommes passèrent entre les rangs des Indiens, qui s’ouvrirent pour leur faire place, et s’enfoncèrent dans la forêt sans que leur retraite eût été troublée en aucune façon.

« Ouf ! fit Balle-Franche dès qu’il se vit en sûreté, m’en voilà hors ; mais, ajouta-t-il en secouant la tête, il y a là-dessous quelque chose d’extraordinaire que je ne puis comprendre.

— Maintenant, mon ami, lui dit le comte, vous êtes libre d’aller où bon vous semblera. »

Le chasseur réfléchit un instant

« Bah ! répondit-il au bout de quelques minutes, je vous dois la vie bien que je ne vous connaisse pas ; vous me faites l’effet d’un bon compagnon.

— Vous me flattez, dit le comte en souriant.

— Ma foi, non, je dis ce que je pense ; si vous y consentez, nous resterons ensemble au moins jusqu’à ce que j’aie soldé la dette que j’ai contractée envers vous, en vous sauvant la vie à mon tour. »

Le comte lui tendit la main.

« Merci, mon ami, fit-il avec émotion ; j’accepte votre offre.

— Va comme il est dit ! » s’écria joyeusement le chasseur en serrant la main qui lui était tendue.

Le contrat était passé.

Balle-Franche, lié d’abord au comte par la reconnaissance, se prit bientôt à éprouver pour lui une affection toute paternelle. Mais, pas plus que le premier jour, il ne comprenait rien aux façons du jeune homme, qui agissait en toutes circonstances comme il l’aurait fait en France, et déjouait sans cesse, par sa téméraire initiative et la franchise de ses actions, l’expérience indienne du chasseur.

Cela fut poussé si loin que le Canadien, superstitieux comme toutes les natures primitives, en arriva bientôt à se persuader que la vie du comte était protégée par un charme, tant il l’avait vu de fois sortir sain et sauf de positions où tout autre à sa place aurait infailliblement succombé.

Aussi rien ne lui semblait-il plus impossible avec un tel compagnon, et les propositions les plus extraordinaires que lui faisait le comte lui semblaient-elles toutes simples, d’autant plus que toujours, par un hasard incompréhensible et contre toute prévision, le succès couronnait toutes leurs entreprises.

Les Indiens semblaient, par un accord tacite, avoir renoncé à lutter avec eux, ou seulement à se rencontrer sur leur passage ; si parfois ils en apercevaient, ceux-ci, à quelque nation qu’ils appartinssent, se confondaient en marques de respect envers le comte, et ne lui adressaient la parole qu’avec une expression de terreur mêlée d’amour dont le chasseur cherchait vainement l’explication, sans que nul des Peaux-Rouges voulût ou pût la lui donner.

Cet état de choses durait depuis six mois déjà au moment où nous avons rencontré les trois hommes assis et déjeunant sur les bords du Mississipi.

Nous reprendrons maintenant notre histoire au point où nous l’avons laissée, terminant ici ces explications indispensables pour l’intelligence de ce qui va suivre.


II

DÉCOUVERTE D’UNE PISTE.


Nos personnages seraient sans doute restés longtemps encore plongés dans l’état de béatitude où ils se trouvaient, si un léger bruit parti du fleuve n’était venu soudain les rappeler un peu brusquement aux exigences de leur position.

« Qu’est-ce ? » demanda le comte en faisant avec l’ongle tomber la cendre de son regalia.

Balle-Franche se glissa parmi les buissons, regarda un instant, puis revint nonchalamment reprendre sa place.

« Rien, dit-il, deux alligators qui se jouent au milieu de la vase.

— Ah ! » fit le comte.

Il y eut un instant de silence pendant lequel le chasseur calcula mentalement la longueur de l’ombre des arbres sur le sol.

« Il est midi passé, dit-il.

— Vous croyez, reprit le jeune homme.

— Je ne le crois pas, j’en suis sûr, monsieur le comte. »

M. de Beaulieu se redressa.

« Mon cher Balle-Franche, dit-il, je vous ai prié plusieurs fois déjà de ne plus m’appeler ni monsieur, ni comte, nous ne sommes pas à Paris, que diable, dans un salon du faubourg Saint-Germain. À quoi bon se trouver dans le désert, au milieu de cette grande nature, si ces dénominations aristocratiques doivent me poursuivre jusqu’ici ? Qu’Ivon dise monsieur le comte, je le comprends lui, c’est un ancien serviteur auquel il serait trop difficile de faire perdre cette habitude, mais vous, c’est autre chose, vous êtes mon ami, mon compagnon ; nommez-moi Charles ou Édouard, comme il vous plaira, mais plus de monsieur le comte entre nous, je vous en prie.

— Bon, répondit le chasseur, je tâcherai, monsieur le comte.

— Que le diable vous emporte ! vous recom-