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ceptent sans murmure et en prennent facilement leur parti, s’en rapportant au temps et au hasard du soin de les sortir du mauvais pas dans lequel ils se trouvent.

Le chef peau-rouge attacha son cheval au pied d’un arbre ; après l’avoir pansé avec le plus grand soin, il mit à sa portée une provision d’herbe et de pois grimpants, puis, certain que sa monture ne manquerait de rien pendant le cours de cette longue nuit, il ne s’en occupa plus et songea à lui.

D’abord avec son bowie-knife, il abattit, dans un assez grand espace autour de l’endroit où il se trouvait, les arbres et les plantes qui nuisaient au campement qu’il voulait établir, puis il prépara avec tout le laisser aller d’un habitant des prairies un feu de bois sec, afin de cuire son souper et d’éloigner les bêtes fauves si par hasard quelqu’une avait la fantaisie de lui rendre visite pendant son sommeil.

Mêlée au bois qu’il avait ramassé pour entretenir le brasier, il se trouvait une assez grande quantité de ce bois que les Mexicains nomment palo mulato ou palo hodiondo, c’est-à-dire bois mulâtre ou puant ; il eut la précaution de le mettre à part ; car l’odeur empestée de cet arbre aurait à dix milles à la ronde dénoncé sa présence, et l’Indien, d’après les précautions qu’il avait prises, semblait redouter d’être découvert ; du reste, le soin avec lequel il avait garni les pieds de son cheval de sacs de peau remplis de sable mouillé, afin d’amortir le bruit de ses pas, le disait assez.

Lorsque le feu, placé de façon à ne pas être vu à dix pas de distance lança, sa joyeuse colonne de flammes dans les airs, l’Indien sortit de son bissac de peau d’élan, un peu de blé indien et du pennékans qu’il mangea de grand appétit, tout en lançant parfois des regards interrogateurs dans les ténèbres qui l’enveloppaient, et s’arrêtant pour prêter attentivement l’oreille à ces bruits sans nom qui, la nuit, troublent sans cause apparente le calme imposant du désert.

Lorsque son maigre repas fut terminé, l’Indien bourra sa pipe avec du tabac lavé, l’alluma et commença à fumer.

Cependant, malgré son calme apparent, cet homme n’était pas tranquille ; parfois il retirait le tuyau du calumet de ses lèvres, levait les yeux, et par une éclaircie du dôme de feuillage qui régnait au-dessus de sa tête, il interrogeait anxieusement le ciel.

Enfin il sembla prendre une résolution énergique, il se leva, jeta un regard investigateur autour de lui, et, approchant les doigts de sa bouche, il imita à trois reprises différentes, avec une perfection inouïe, le cri de la hulotte bleue, l’oiseau privilégié, le seul qui, avec le hibou, chante la nuit.

Il pencha son corps en avant, siffla doucement et prêta l’oreille.

Rien ne lui prouva, après un assez long laps de temps, que son signal eût été entendu.

« Attendons ! » dit-il à voix basse.

Et, s’accroupissant de nouveau devant le feu, dans lequel il jeta une brassée de branches sèches, il se remit à fumer tranquillement.

Plusieurs heures se passèrent ainsi.

Enfin la lune disparut de l’horizon, le froid devint plus vif, et le ciel, dans les profondeurs duquel les étoiles s’éteignaient les unes après les autres, s’irisa lentement de reflets d’opale teintés de rose.

L’Indien, qui avait depuis quelque temps paru s’endormir ou du moins s’assoupir, se redressa tout à coup, se secoua comme un homme qui se réveille, jeta un regard soupçonneux autour de lui et murmura d’une voix sourde :

« Elle ne doit cependant pas être loin ! »

Et il recommença le signal que quelques heures auparavant il avait fait.

À peine le troisième cri de la hulotte finissait-il de retentir, répercuté au loin par les échos des mornes, qu’un rauquement railleur s’éleva à une faible distance.

L’Indien, au lieu de s’émouvoir à cet appel de sinistre augure, sourit doucement et dit d’une voix haute et ferme :

« Soyez la bienvenue, Louve ; vous savez bien que c’est moi qui vous attends.

— Ah ! ah ! tu es donc là ? » répondit une voix.

Un bruissement de feuilles assez fort se fit entendre dans les halliers en face de l’endroit où se tenait l’Indien ; les roseaux et les lianes, repoussés par une main vigoureuse, s’écartèrent à droite et à gauche, et dans l’espace laissé libre sous cette irrésistible pression une femme parut.

Avant que d’avancer, elle allongea la tête avec précaution et regarda.

« Je suis seul, dit le chef indien, répondant à sa muette interrogation ; vous pouvez vous approcher sans crainte. »

Un sourire d’une expression indéfinissable plissa les lèvres de la nouvelle venue à cette réponse, à laquelle sans doute elle ne s’attendait pas.

« Je ne crains rien, » dit-elle.

Et elle fut résolûment se placer aux côtés du chef.

Avant d’aller plus loin, nous donnerons sur cette femme quelques renseignements indispensables, renseignements bien vagues, il est vrai, puisque nous ne pouvons donner que ceux que les Indiens répétaient sur son compte, mais qui cependant seront utiles au lecteur pour l’intelligence des faits qui vont suivre.

Nul ne savait qui était cette femme ni d’où elle venait.

L’époque à laquelle on l’avait vue pour la première fois apparaître dans la prairie était aussi ignorée que le reste.

Maintenant, que faisait-elle ? Quel lieu lui servait de retraite ? Personne ne pouvait le dire.

Tout en elle était un mystère inexplicable.

Bien qu’elle parlât facilement et avec une extrême pureté la plupart des idiomes des prairies, cependant certaines locutions dont parfois elle se servait, la couleur de sa peau, la fraîcheur de son teint, moins brun que celui des aborigènes, donnaient à supposer qu’elle appartenait à une autre race qu’eux, mais cela n’était qu’une supposition ; nous l’avons dit plus haut, beaucoup de Peaux-Rouges