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naissent avec la peau blanche ; mais, au reste, sa haine pour les Indiens était trop bien connue pour que les plus braves d’entre eux se fussent jamais hasardés à tenter de la voir d’assez près pour se former une certitude à cet égard.

Parfois cette femme disparaissait des semaines et jusqu’à des mois entiers, sans qu’il fût possible de découvrir ses traces.

Puis tout à coup on la rencontrait vaguant çà et là dans la prairie, parlant seule, marchant presque toujours de nuit, souvent accompagnée par une espèce de nain difforme, idiot et muet qui lui obéissait comme un chien, et que les Indiens, dans leur crédule superstition, soupçonnaient fort d’être son génie familier.

Cette femme, toujours sombre et mélancolique, aux regards fauves, aux gestes saccadés, ne pouvait, malgré la terreur générale qu’elle inspirait à tous, être accusée d’avoir jamais fait de mal à personne.

Cependant, à cause même de la vie étrange qu’elle menait tous les malheurs qui, pendant les chasses ou les guerres, assaillaient les Indiens lui étaient sans aucun fondement imputés.

Les Peaux-Rouges en étaient venus au point de la considérer comme un mauvais génie, et lui avaient donné le nom de l’Esprit du mal.

Il fallait donc que l’homme qui l’était venu chercher si loin, et qui à deux reprises l’avait si résolument appelée ou invoquée, ainsi qu’il plaira au lecteur, fût doué d’une dose extraordinaire de courage, ou bien qu’une raison bien puissante le poussât à agir ainsi qu’il le faisait.

Ce chef pied-noir étant appelé à jouer un assez grand rôle dans cette histoire, nous tracerons en quelques mots son portrait.

C’était un homme arrivé à cette limite d’âge qui passe communément pour la moitié de la vie, c’est-à-dire qu’il avait environ quarante-cinq ans. Sa taille était haute, bien prise et admirablement proportionnée ; ses muscles, saillants et durs comme des cordes, dénotaient une vigueur peu commune.

Il avait la tête intelligente, ses traits respiraient la finesse, ses yeux, toujours voilés, ne se fixaient que rarement et donnaient à son regard une expression d’astuce et de cruauté brutale, qui inspirait pour ce personnage une répulsion invincible, quand on se donnait la peine de l’étudier avec soin ; mais les observateurs sont rares dans la prairie, et auprès des autres Indiens, le chef dont nous avons esquissé le portrait, non-seulement jouissait d’une grande réputation, mais encore il était fort aimé à cause de son courage à toute épreuve et de sa facilité inépuisable d’élocution dans les conseils ; qualités fort prisées des Peaux-Rouges.

Maintenant que nous avons fait connaître les deux personnages que nous venons de mettre en scène, nous les laisserons agir, et peut-être apprendrons-nous sur eux certaines choses importantes et ignorées de tous.

« La nuit est sombre encore, ma mère peut approcher, dit le chef indien.

— J’arrive, répondit sèchement la femme en faisant quelques pas en avant.

— Depuis longtemps j’attends.

— Je le sais, mais qu’importe ?

— La route était longue pour venir.

— Me voilà, parle. »

Et elle s’appuya contre un tronc d’arbre en croisant ses bras sur la poitrine.

« Que puis-je dire, si d’abord ma mère ne m’interroge pas ?

— C’est juste. Réponds-moi donc.

— Je suis prêt. »

Il y eut alors un silence troublé seulement par intervalles par les frémissements du vent dans les feuilles.

Après avoir assez longtemps réfléchi, la femme prit enfin la parole.

« As-tu fait ce que je t’avais commandé ? lui dit-elle d’une voix rude.

— Je l’ai fait.

— Eh bien ?

— Ma mère avait deviné.

— Ainsi ?

— Tout se prépare pour une prise d’armes. »

Elle sourit d’un air de triomphe.

« Tu en es sûr.

— J’ai assisté au conseil.

— Où était le rendez-vous ?

— À l’Arbre de la vie.

— Il y a longtemps ?

— Huit fois le soleil s’est couché depuis.

— Bon.

— Qu’est ce qui a été résolu ?

— Ce que déjà vous savez.

— La destruction des blancs ?

— Oui.

— Quand le signal de cette guerre d’extermination doit-il être donné ?

— Le jour n’est pas encore fixé.

— Ah ! fit-elle d’un ton de regret.

— Mais il ne peut tarder, reprit-il vivement.

— Qu’est-ce qui te le fait supposer ?

— L’Ours-Gris a hâte d’en finir.

— Et moi aussi, » murmura la femme d’une voix sourde.

L’entretien fut de nouveau interrompu. La femme marchait à grands pas, la tête basse, de long en large dans la clairière. Le chef la suivait des yeux, l’examinant avec soin.

Après quelques instants elle s’arrêta devant lui, et le regardant en face :

« Vous m’êtes dévoué, chef ? lui dit-elle.

— En doutez-vous ?

— Peut-être.

— Cependant, il y a quelques heures à peine, je vous ai donné une preuve irrécusable de dévouement.

— Laquelle ?

— Celle-ci, fit-il en montrant son bras gauche enveloppé de bandes d’écorce.

— Je ne comprends pas.

— Je suis blessé, vous le voyez.

— Oui, eh bien ?