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— Les Peaux-Rouges attaquaient les visages pâles, il y a quelques heures ; déjà ils franchissaient les barricades qui défendaient leur camp, lorsque soudain, à votre apparition subite, au lieu de poursuivre leur victoire, sur un appel de leur chef, blessé cependant, et qui brûlait de se venger, ils se sont retirés.

— C’est vrai, ce que vous dites est exact.

— Bon ! et le chef qui commandait les Peaux-Rouges, ma sœur le connaît-elle ?

— Non.

— C’était moi, le Loup-Rouge ; ma mère doute-t-elle encore ?

— La voie dans laquelle je suis engagée est tellement sombre, répondit-elle avec tristesse, l’œuvre que j’accomplis est si sérieuse et me tient si fort au cœur, que parfois, malgré moi, pauvre femme, seule et sans appui, luttant contre un colosse, je sens le découragement entrer dans mon cœur et le doute serrer ma poitrine ; il y a de longues années que je mûris le projet que je veux accomplir aujourd’hui, j’ai sacrifié ma vie entière pour obtenir le résultat que j’ambitionne, et je crains d’échouer au moment de réussir ; hélas ! lorsque je n’ai même plus confiance en moi-même, puis-je me fier à un homme que l’intérêt peut d’un instant à l’autre pousser à me trahir, ou tout au moins à m’abandonner ? »

Le chef indien se redressa en entendant ces paroles ; son regard lança un éclair, et d’un geste de suprême indignation imposant silence à son interlocutrice :

« Silence ! dit-il avec un accent de dignité blessée ; que ma mère n’ajoute pas une parole. Elle offense en ce moment l’homme qui a le plus à cœur de lui prouver sa loyauté : l’ingratitude est un vice blanc, la reconnaissance est une vertu rouge. Ma mère a été bonne pour moi toujours ; le Loup-Rouge ne compte plus les fois qu’il lui doit la vie. Le cœur de ma mère est ulcéré par le malheur ; la solitude est une mauvaise conseillère ; ma mère écoute trop les voix qui, dans le silence des nuits parlent à son oreille ; elle oublie les services qu’elle a rendus, pour ne se servir que de l’ingratitude qu’elle a semée sur sa route. Le Loup-Rouge lui est dévoué, il l’aime ; la Louve des prairies peut placer en lui toute sa confiance, il en est digne.

— Dois-je croire à ces protestations ? puis-je ajouter foi à ces promesses ? » murmura-t-elle avec indécision.

Le chef continua avec feu :

« Si ce n’est pas assez de la reconnaissance que j’ai vouée à ma mère, un autre lien plus fort nous attache l’un à l’autre, lien indissoluble et qui doit la rassurer complètement sur ma sincérité.

— Lequel ? fit-elle en relevant la tête et le regardant fixement.

— La haine ! répondit-il avec force.

— C’est vrai, reprit-elle avec un éclat de rire sinistre ; vous le haïssez, vous aussi.

— Oui, je le hais ! de toutes les forces de mon âme. Je le hais, car il m’a pris les deux choses auxquelles je tenais le plus sur la terre : l’amour de la femme que j’aimais et le pouvoir que je convoitais.

— Mais n’êtes-vous donc pas un chef ? dit-elle avec intention.

— Oui ! s’écria-t-il avec orgueil ; je suis un chef ; mais mon père était un sachem vénéré des Pieds-Noirs, — Kenhàs du sang ; — son fils, le Loup-Rouge, est un grand brave de sa nation ; il est rusé ; les chevelures des faces pâles sèchent innombrables devant sa loge ; pourquoi donc le Loup-Rouge n’est-il qu’un chef subalterne, au lieu de guider, comme son père, sa tribu au combat ? »

L’inconnue semblait prendre un secret plaisir à exciter la colère de l’Indien au lieu de chercher à la calmer.

« Parce que sans doute, reprit-elle avec intention, un autre plus sage et peut-être plus brave que le Loup-Rouge a réuni tous les suffrages des guerriers de la nation.

~ Que ma mère dise qu’un plus fourbe les lui a volés, et ses paroles seront justes, s’écria-t-il avec violence ; l’Ours-Gris n’est même pas un Indien du sang, c’est un chien comanche, fils d’un proscrit inconnu recueilli par pitié dans ma tribu ; sa chevelure séchera bientôt à la ceinture du Loup-Rouge.

— Patience ! fit l’inconnue d’une voix sourde ; que dit le juge ? la vengeance est un fruit qui ne se mange que mûr ; le Loup-Rouge est un guerrier, il saura attendre.

— Que ma mère ordonne, dit l’Indien subitement radouci, son fils obéira.

— Le Loup-Rouge, ainsi que je le lui avais conseillé, est-il parvenu à s’emparer de la médecine que la Fleur-de-Liane porte au cou ? »

Le guerrier indien baissa la tête d’un air confus.

« Non, dit-il d’une voix sombre ; la Fleur-de-Liane ne quitte pas le Bison-Blanc ; il est impossible de s’approcher d’elle. »

L’inconnue sourit avec ironie.

« Quand le Loup-Rouge a-t-il su remplir une promesse ? » dit-elle.

Le Pied-Noir frémit de colère.

« Je l’aurai ! s’écria-t-il, quand il me faudrait pour cela la prendre de force.

— Non, fit-elle vivement, la ruse seule doit être employée.

— Je l’aurai ! répéta-t-il ; avant deux jours je la remettrai à ma mère.

— Non, répondit-elle après quelques secondes de réflexion, dans deux jours c’est trop tôt ; que mon fils me la donne le cinquième jour de la lune qui commencera d’ici à trois jours.

— Bon, j’ai juré ; ma mère aura la grande médecine de la Fleur-de-Liane.

— Mon fils me la portera aussitôt à l’arbre des Ours, auprès de la grande hutte des visages pâles, deux heures après le coucher du soleil ; je l’attendrai là, pour lui communiquer mes dernières instructions.

— Le Loup-Rouge y sera.

— D’ici là mon fils surveillera avec soin toutes