Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/8

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mencez encore, s’écria le jeune homme en riant, tenez, faites mieux, s’il vous en coûte trop de me donner mon nom de baptême, eh bien ! appelez-moi comme les Indiens.

— Oh ! se récria le chasseur.

— Quel sobriquet m’ont-ils donné déjà, Balle-Franche, je l’ai oublié.

— Oh ! je n’oserai jamais, monsieur…

— Hein ?

— Édouard, veux-je dire.

— Bien, ceci est déjà mieux, dit le jeune homme, en souriant, mais je tiens à ce que vous me disiez ce sobriquet.

— Ils vous nomment l’œil de verre.

— L’œil de verre, c’est cela ? reprit le jeune homme en riant de tout son cœur ; ma foi il n’y a que les Indiens pour avoir de pareilles idées.

— Oh ! reprit Balle-Franche, les Indiens ne sont pas ce que vous le supposez, ils ont la ruse, du démon.

— Bah ! laissez donc, Balle-Franche, je vous ai toujours soupçonné d’avoir un faible pour les Peaux-Rouges.

— Pouvez-vous dire cela, moi qui suis leur ennemi acharné, moi qui les combats depuis bientôt quarante ans.

— Pardieu ! c’est justement parce que vous êtes leur ennemi acharné et que vous les combattez depuis quarante ans, que vous les défendez.

— Moi ! comment cela ? dit le chasseur étonné de cette conclusion à laquelle il était loin de s’attendre.

— Eh ! mon Dieu, par une raison toute simple : nul ne veut avoir à lutter contre des ennemis indignes de lui, il est donc naturel que vous cherchiez à réhabiliter ceux que vous avez passé votre vie à combattre. »

Le chasseur secoua la tête.

« Monsieur Édouard, dit-il d’un air pensif, les Peaux-Rouges sont des gens que l’on ne connaît bien qu’après de longues années ; ils ont tout à la fois la ruse de l’Opposum de leurs forêts, la prudence du serpent et le courage du couguar ; dans quelques années d’ici vous ne les mépriserez pas autant que vous le faites aujourd’hui.

— Vive Dieu ! mon compagnon, se récria vivement le comte, j’espère avant un an avoir quitté les prairies. Oh ! oh ! je suis pour la vie civilisée, moi, il me faut Paris avec ses boulevards, son Opéra, ses bals et ses fêtes ! Non, non, le désert n’est nullement mon fait. »

Le chasseur secoua une seconde fois la tête, puis il reprit avec un accent mélancolique, qui malgré lui frappa le jeune homme, et semblant plutôt se parler à lui-même que répondre aux paroles du comte :

« Oui, oui, c’est ainsi que sont les Européens ; lorsqu’ils arrivent dans la prairie, ils regrettent la vie civilisée, le désert ne s’apprécie que peu à peu : mais lorsqu’on a respiré les senteurs des savanes, que pendant de longues nuits on a écouté le murmure du vent dans les arbres centenaires, les hurlements des bêtes fauves dans les forêts vierges, que l’on a foulé les sentes inexplorées des prairies, que l’on a admiré cette nature grandiose qui ne doit rien à l’art, où le doigt de Dieu est empreint à chaque pas en caractères ineffaçables, lorsqu’on a assisté aux scènes sublimes qui, d’instants en instants, surgissent devant soi, alors peu à peu on se prend à aimer ce monde inconnu si plein de mystères et de péripéties étranges, les yeux s’ouvrent à la vérité, malgré soi on devient croyant, on répudie les mensonges de la civilisation, et transformé peu à peu, respirant par tous les pores l’air pur des montagnes et des prairies, on éprouve des émotions pleines de charmes inconnus, d’enivrantes voluptés, et ne reconnaissant plus d’autres maîtres que ce Dieu devant lequel on se trouve si petit, on oublie tout pour vivre à jamais de la vie nomade et rester au désert, parce que c’est là seulement où l’on se sent libre, heureux, homme enfin !… Oh ! vous aurez beau dire, monsieur le comte, quoi que vous fassiez, le désert vous tient maintenant, vous avez goûté de ses joies, de ses douleurs, il ne vous lâchera pas ! ce n’est pas sitôt que vous reverrez la France ni Paris !… le désert saura vous retenir malgré vous. »

L$ jeune homme avait écouté avec une émotion dont il ne pouvait se rendre compte cette longue tirade du chasseur ; tout bas dans son for intérieur, il reconnaissait, à travers l’exagération du coureur des bois, la justesse de son raisonnement, et se sentait effrayé d’être obligé de lui donner si pleinement raison.

Le comte, ne sachant que répondre et reconnaissant tacitement qu’il était battu, changea brusquement de conversation.

« Hum ! fit-il, vous disiez donc, mon ami, qu’il est midi passé.

— Midi et quart à peu près, » répondit le chasseur.

Le comte consulta sa montre.

« C’est juste, dit-il.

— Oh ! reprit le chasseur en désignant le soleil du doigt, voilà la seule et vraie horloge, celle-là n’avance ni ne retarde jamais, car c’est Dieu qui la règle. »

Le jeune homme baissa affirmativement la tête.

« Nous remettons-nous en route, dit-il.

— À quoi bon, en ce moment ? répondit le Canadien, rien ne nous presse.

— C’est vrai. Mais êtes-vous sûr que nous ne nous sommes pas égarés ?

— Égarés ! s’écria le chasseur avec un bond de surprise et presque de colère, non, non, cela n’est pas possible, je vous réponds que nous serons avant huit jours au lac Itasca.

— C’est réellement de ce lac que sort le Mississipi ?

— Oui, car quoi qu’on en dise, le Missouri n’est que la branche principale de ce fleuve, les savants auraient mieux fait de s’en assurer par eux-mêmes avant d’affirmer que le Missouri et le Mississipi sont deux rivières séparées.

— Que voulez-vous, Balle-Franche, fit le comte en riant, les savants de tous les pays sont les