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cette histoire, une nation puissante subdivisée en trois tribus parlant la même langue.

D’abord la tribu des Siksekaï ou Pieds-Noirs proprement dits, ainsi que l’indique leur nom.

Ensuite les Kenhàs ou Indiens du sang.

Puis, enfin, les Piékanns.

Les Américains du Nord donnent à ces Indiens des noms qui diffèrent un peu de ceux que nous écrivons ici, ils ont tort ; nous suivons la prononciation exacte, telle que, pendant notre séjour dans les prairies, nous l’avons maintes fois entendue de la bouche même des Pieds-Noirs.

Cette nation pouvait, lorsque ses trois tribus étaient réunies, mettre sous les armes jusqu’à huit mille guerriers, ce qui peut faire évaluer sa population à vingt-cinq mille âmes.

Mais aujourd’hui la petite vérole a décimé ces Indiens et les a réduits à un nombre de beaucoup inférieur au chiffre que nous donnons ici.

Les Pieds-Noirs parcourent les prairies voisines des montagnes Rocheuses, s’enfonçant même parfois dans ces montagnes, entre les trois fourches du Missouri, nommées Gallatin-River, Jefferson-River et Madison-River.

Cependant les Piékanns vont jusqu’au Marin-River, commercer avec la Compagnie américaine des Pelleteries ; ils trafiquent aussi avec la Société de la baie d’Hudson, et même avec les Mexicains de Santa-Fé.

Du reste, cette nation, continuellement en guerre avec les blancs, qu’elle attaque lorsqu’elle en trouve l’occasion, est fort peu connue et surtout très-redoutée, à cause de son habileté à voler des chevaux et, plus que tout, pour sa cruauté et sa mauvaise foi notoires.

Nous avons affaire principalement aux Kenhàs dans notre histoire ; c’est donc de cette tribu que nous nous occuperons particulièrement.

Voici quelle est l’origine du nom d’Indiens du sang donné aux Kenhàs.

Avant que les Pieds-Noirs se fussent dispersés à une certaine époque, ils se trouvèrent, par hasard, campés à peu de distance de sept ou huit tentes d’Indiens Sassis ; une querelle s’éleva entre les Kenhàs et les Sassis, à cause d’une femme enlevée par ces derniers malgré l’opposition des Piékanns ; les Kenhàs résolurent de tuer leurs voisins, projet qu’ils exécutèrent avec une férocité et une cruauté extraordinaires.

Ils envahirent, au milieu de la nuit, les tentes des Sassis, massacrèrent ces malheureux pendant leur sommeil, sans épargner même les femmes, les enfants et les vieillards ; ils scalpèrent leurs victimes, et rejoignirent leurs huttes après s’être barbouillé le visage et les mains de sang.

Les Piékanns leur reprochèrent cet acte de barbarie ; une querelle s’ensuivit, qui bientôt dégénéra en un combat, à la suite duquel les trois tribus pieds-noirs se séparèrent.

Les Kenhàs reçurent alors le nom d’Indiens du sang qu’ils conservèrent toujours, et dont ils tirent honneur en disant que nul ne les insulte impunément.

Du reste, les Kenhàs sont les plus remuants des Pieds-Noirs et les plus indomptables ; ils ont toujours, et dans toutes les circonstances, montré des dispositions plus sanguinaires et plus rapaces que les autres membres de leur nation, et surtout que les Piékanns qui passent à juste titre pour être, comparativement, fort doux et fort humains.

Les trois tribus Pieds-Noirs vivent ordinairement fort éloignées les unes des autres ; Natah-Otann avait dû agir avec beaucoup de finesse, et user surtout d’une grande patience, pour réussir à les faire se réunir et consentir à marcher tous sous la même bannière.

À chaque instant il était contraint de mettre en jeu toutes les ressources que lui procuraient son esprit fertile en expédients et sa longue expérience de la race rouge, et de faire preuve d’une grande diplomatie, afin de prévenir une rupture, toujours imminente, entre ces hommes qu’aucun lien ne rattachait entre eux, et dont l’orgueil ombrageux se révoltait à la moindre apparence d’humiliation.

C’était au principal village d’été des Kenhàs, situé non loin du fort Mackensie, l’un des principaux entrepôts de la Société américaine des Pelleteries, que Natah-Otann avait résolu de conduire le comte de Beaulieu et ses compagnons, après les événements qui s’étaient passés au camp des Pionniers.

Depuis un an seulement, les Kenhàs avaient construit un village auprès du fort.

Ce voisinage avait, dans le principe, inquiété les Américains ; mais la conduite des Pieds-Noirs avait toujours été, en apparence du moins, si loyale dans leurs transactions avec les blancs, que ceux-ci avaient fini par ne plus s’occuper de leurs voisins, les Peaux-Rouges, que pour acheter leurs fourrures, leur vendre du wiskey, et aller dans leur village se divertir lorsque l’occasion s’en présentait.

Après avoir, ainsi que nous l’avons vu, vendu à John Bright et à sa famille un immense terrain pour un dollar, Natah-Otann avait rappelé au comte la promesse qu’il lui avait faite de l’accompagner dans sa tribu ; et le jeune homme, bien que secrètement contrarié de l’obligation dans laquelle il était d’accepter cette invitation qui ressemblait extraordinairement à un ordre, s’était cependant exécuté de bonne grâce, et, après avoir pris congé de la famille du pionnier, il avait fait signe au chef qu’il était prêt à le suivre.

John Bright, les mains appuyées sur le canon de son rifle, suivait des yeux les cavaliers kenhàs qui, selon leur habitude, s’éloignaient au galop dans la prairie, lorsqu’un cavalier tourna bride subitement et regagna en toute hâte le camp des Américains.

Le pionnier reconnut avec étonnement Balle-Franche, le vieux chasseur canadien.

Balle-Franche s’arrêta net devant lui.

« Est-ce que vous avez oublié quelque chose ? lui demanda le pionnier.

— Oui, répondit le chasseur.

— Quoi donc ?

— De vous dire un mot.

— Ah ! fit l’autre avec étonnement ; dites-le-moi, alors.