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Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/71

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— Je n’ai pas de temps à perdre en longs discours ; répondez-moi catégoriquement comme je vous interrogerai.

— Fort bien ! Parlez.

— Êtes-vous reconnaissant de ce que le comte de Beaulieu a fait pour vous ?

— Plus que je ne saurais l’exprimer.

— Le cas échéant, que feriez-vous pour lui ?

— Tout.

— Hum ! c’est beaucoup s’engager.

— C’est moins encore que je ne voudrais faire ; ma famille, mes serviteurs, tout ce que je possède est à sa disposition.

— Ainsi vous lui êtes dévoué ?

— À la vie, à la mort ! Dans quelque circonstance que ce soit, de jour ou de nuit, quoi qu’il arrive, à un mot de lui, à un signe, je suis prêt.

— Vous le jurez ?

— Je le jure.

— Je retiens votre promesse.

— Je la tiendrai.

— J’y compte. Adieu.

— Déjà ?

— Il faut que je rejoigne mes compagnons.

— Mais vous avez donc des soupçons sur votre hôte rouge ?

— Il faut toujours se tenir en garde contre les Indiens, dit sentencieusement le chasseur.

— Ainsi c’est une précaution que vous prenez ?

— Peut-être.

— Dans tous les cas, comptez sur moi.

— Merci, et adieu.

— Adieu ! »

Les deux hommes se quittèrent : ils s’étaient compris.

« By God ! murmura le pionnier en jetant son rifle sur l’épaule et rentrant dans son camp, malheur à qui touchera jamais un cheveu de la tête de l’homme auquel je dois tant ! »

Les Indiens étaient arrêtés sur le bord d’une petite rivière, qu’ils se préparaient à passer à gué au moment où Balle-Franche les rejoignit.

Natah-Otann, occupé à causer avec le comte, jeta un regard oblique au chasseur, mais sans lui adresser la parole.

« Oui, fit celui-ci avec un sourire narquois, mon absence t’a intrigué, mon brave ami, tu voudrais bien savoir pourquoi j’ai si brusquement rebroussé chemin, malheureusement je ne suis nullement disposé à satisfaire ta curiosité. »

Lorsque le passage du gué fut effectué, le Canadien vint sans affectation se placer auprès du jeune Français, et empêcha, par sa présence, le chef indien de renouer l’entretien qu’il avait entamé avec le comte.

Une heure s’écoula sans qu’une parole se fût échangée entre les trois interlocuteurs.

Natah-Otann, fatigué de l’obstination du chasseur et ne sachant comment l’obliger à se retirer, résolut enfin de lui céder la place, et, enfonçant les éperons dans le ventre dé sa monture, il s’élança en avant, laissant les deux blancs tête à tête. Le chasseur le regarda s’éloigner avec ce rire caustique qui était un des caractères distinctifs de sa physionomie.

« Pauvre cheval ! dit-il avec un accent railleur, c’est lui qui souffre de la mauvaise humeur de son maître.

— De quelle mauvaise humeur parlez-vous ? lui demanda le comte d’un air distrait.

— Pardieu ! de celle du chef, qui s’envole là-bas dans un nuage de poussière.

— Tous ne semblez pas avoir de sympathie l’un pour l’autre.

— En effet, nous nous aimons comme l’ours gris et le jaguar.

— Ce qui veut dire ?…

— Simplement que nous avons mesuré nos griffes, et que, comme quant à présent nous les avons reconnues de même force et de même longueur, nous nous tenons sur la défensive.

— Est-ce que vous lui garderiez rancune, par hasard ?

— Moi ! pas le moins du monde ; je ne le crains pas plus qu’il ne me redoute, seulement nous nous défions l’un de l’autre, parce que nous nous connaissons.

— Oh ! oh ! fit le jeune homme en riant, cela cache, je le vois, quelque chose de sérieux. »

Balle-Franche fronça le sourcil et jeta un regard interrogateur autour de lui.

Les Indiens galopaient en riant entre eux, à une vingtaine de pas en arrière ; Ivon seul, bien que se tenant à distance, pouvait entendre la conversation des deux hommes.

Balle-Franche se pencha vers le comte, posa la main sur le pommeau de la selle, et lui dit à voix basse :

« Je n’aime pas les tigres recouverts de la peau du renard, chacun doit suivre les instincts de sa propre nature, sans en prendre une factice.

— Je vous avouerai, mon ami, répondit le jeune homme, que vous parlez par énigmes et que je ne vous comprends pas du tout.

— Patience, reprit le chasseur en hochant la tête, je vais être clair.

— Ma foi, vous me ferez plaisir, Balle-Franche, dit en souriant le jeune homme ; depuis que nous nous sommes de nouveau rencontrés avec ce chef indien, vous affectez des airs mystérieux dont je suis si fort intrigué, que je serais charmé de savoir une fois pour toutes à quoi m’en tenir.

— Bon ; que pensez-vous de Natah-Otann ? lui demanda-t-il nettement.

— Ah ! c’est toujours là où le bât vous blesse ?

— Oui.

— Eh bien, je vous répondrai que cet homme me semble extraordinaire ; il y a en lui quelque chose d’étrange que je ne puis m’expliquer ; d’abord est-ce bien un Indien ?

— Oui.

— Mais il a voyagé, il a fréquenté les blancs, il a été dans l’intérieur des États-Unis ? »

Le chasseur secoua la tête.

« Non, dit-il, jamais il n’a quitté sa tribu.

— Cependant…