Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/72

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— Cependant, interrompit vivement Balle-Franche, il parle français, anglais et espagnol aussi bien que vous, et peut-être mieux que moi, n’est-ce pas ? Devant ses guerriers il feint une profonde ignorance ; comme eux il tremble à la vue d’un de ces mille produits de notre civilisation, une montre, une boîte à musique, ou bien encore une allumette chimique, n’est-ce pas ?

— En effet, comment savez-vous ?

— Puis, continua-t-il en hochant la tête, lorsqu’il se trouve en tête-à-tête avec certaines gens, comme vous, par exemple, monsieur le comte, l’Indien disparaît subitement, le sauvage s’évanouit, et vous vous trouvez en face d’un homme dont la science est au moins égale à la vôtre, et qui vous confond par sa connaissance de toutes choses.

— C’est vrai.

— Ah ! ah ! Eh bien, puisque, ainsi que moi, vous trouvez cela extraordinaire, vous prendrez vos précautions, monsieur Édouard.

— Qu’ai-je à redouter de lui ?

— Je ne le sais pas encore, mais soyez tranquille, je le saurai bientôt ; il est fin, mais je ne suis pas aussi sot qu’il le suppose, et je le surveille. Depuis longtemps déjà cet homme joue une comédie dont jusqu’à présent je ne me suis que fort médiocrement soucié ; mais, puisqu’il nous a mis dans son jeu, qu’il prenne garde.

— Mais où a-t-il appris ce qu’il sait ?

— Ah ! voilà ; ceci est toute une histoire trop longue à vous raconter en ce moment, mais que vous apprendrez quelque jour ; qu’il vous suffise de savoir que dans sa tribu se trouve un vieux chef nommé le Bison-Blanc ; cet homme est Européen, c’est lui qui a élevé l’Ours-Gris.

— Ah !

— N’est-ce pas que c’est singulier, un Européen d’une érudition immense, un homme qui, dans son pays, devait tenir un rang élevé et qui se fait ainsi, de propos délibéré, chef de sauvages ?

— En effet, tout cela est on ne peut plus extraordinaire ; cet homme, vous le connaissez ?

— Je l’ai vu souvent ; il est très-vieux maintenant ; sa barbe et ses cheveux sont blancs ; sa taille est haute, sa démarche majestueuse, son visage est beau, son regard profond ; il y a dans sa personne quelque chose de grand et de sévère qui en impose, on se sent attiré vers lui malgré soi, l’Ours-Gris a pour lui une vénération extrême et un dévouement à toute épreuve, il lui obéit comme s’il était son fils.

— Quel peut être cet homme ?

— Nul ne le sait ; je suis convaincu que l’Ours-Gris lui-même partage, sur ce point, l’ignorance générale.

— Mais comment est-il arrivé dans la tribu ?

— On l’ignore.

— Il y est depuis longtemps.

— Je vous l’ai dit déjà : il a élevé l’Ours-Gris, et au lieu d’en faire un Indien, il en a fait un Européen.

— Tout cela est étrange, en effet, murmura le comte devenu subitement pensif.

— N’est-ce pas ? Mais ce n’est pas tout encore ; vous entrez dans un monde que vous ne connaissez pas ; le hasard vous jette au milieu d’intérêts que vous ignorez ; prenez garde ; pesez toutes vos paroles ; calculez vos moindres gestes, monsieur Édouard, les Indiens sont bien fins ; l’homme auquel vous avez affaire est plus fin que tous, puisque à l’astuce du Peau-Rouge il joint l’intelligence et la corruption européenne que lui a inoculées son précepteur. Natah-Otann est un homme d’une profondeur de vues incalculable ; sa pensée est un abîme ; il doit mûrir de sinistres projets, veillez avec soin ; son insistance pour vous faire promettre de l’accompagner dans son village ; sa générosité envers le squatter américain ; la protection occulte dont il vous entoure en feignant le premier de vous prendre pour un être d’une essence supérieure, sa bonhomie ; tout me fait supposer qu’il veut, à votre insu, vous entraîner dans quelque entreprise ténébreuse qui causera votre perte ; croyez-moi, monsieur Édouard, prenez garde à cet homme.

— Merci, mon ami ; je veillerai, dit le comte en serrant la main loyale du Canadien.

— Vous veillerez, répondit celui-ci, mais savez-vous bien la manière de veiller ?

— J’avoue que…

— Écoutez-moi, interrompit le chasseur, il faut d’abord…

— Voici le chef, s’écria le jeune homme.

— Au diable ! grommela Balle-Franche, il ne pouvait pas tarder encore quelques instants ? Je suis sûr que ce démon rouge a quelque génie familier qui l’avertit ; mais n’importe, je vous en ai dit assez pour que vous ne vous laissiez pas prendre à de faux semblants d’amitié ; d’ailleurs, je serai là pour vous soutenir.

— Merci ; dans l’occasion…

— Je vous avertirai ; quant à vous, il est urgent que vous composiez votre visage et feigniez de ne rien savoir.

— Bon, c’est convenu ; voilà notre homme, silence.

— Au contraire, causons ; le silence s’interprète toujours, tantôt mal, tantôt bien, le plus généralement en mauvaise part ; faites attention à me répondre dans le sens de mes questions.

— Je tâcherai.

— Voici notre homme… Trompons le trompeur. »

Après avoir jeté un regard sournois sur le chef, qui se trouvait être en ce moment seulement à quelques pas, il continua à voix haute et en changeant de ton :

« Ce que vous me demandez là est on ne peut plus facile, monsieur Édouard, je suis certain que le chef sera heureux de vous procurer ce plaisir.

— Le croyez-vous ? » répondit le jeune homme, qui ne savait pas où le chasseur voulait en venir.

Balle-Franche se tourna vers Natah-Otann, qui arrivait en ce moment, et se plaçait silencieusement à leurs côtés, bien qu’il eût entendu les dernières paroles des deux hommes.

« Mon compagnon, dit-il au chef, a beaucoup entendu parler et brûle de voir une chasse au caribou, je lui ai offert en votre nom, chef, d’assister à une de ces magnifiques battues dont vous autres, Peaux-Rouges, vous vous êtes réservé le secret.