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sieurs angles, rentrants et sortants, renfermant un espace assez resserré et dont la gorge, ou partie ouverte, était appuyée à l’endroit où le ruisseau se perdait dans le Missouri.

Un parapet de troncs et de grosses branches empilées, construit en retraite d’un profond et large fossé, complétait un système de défense fort respectable, et que l’on aurait été loin de s’attendre à trouver dans les prairies.

Au milieu du village, un large espace vide servait de place de réunion pour les chefs ; au centre, il y avait une cabane en bois, en forme de pain de sucre.

De chaque côté de cette cabane, sur de larges hangars, séchaient le maïs, les graines et les céréales conservées pour la provision d’hiver.

Un peu en avant du village, à une distance de cent cinquante pas environ, s’élevaient deux espèces de blockhaus, composés de retranchements en forme de flèches, recouverts de treillages en osier, munis de meurtrières et entourés d’une clôture de palissades.

Ils devaient servir à la défense du village avec lequel ils communiquaient par un chemin couvert, et dominer le fleuve et la plaine.

Sous le vent de ces blockhaus, à un kilomètre dans l’est-nord-est, on voyait beaucoup de machotté ou échafaudages sur lesquels les Indiens du sang, de même que les autres Pieds-Noirs, les Sioux et les Dacotahs, déposent leurs morts.

De distance en distance, sur le chemin qui conduisait au village, il y avait de longs poteaux plantés en terre, auxquels étaient suspendus des peaux, des chevelures et d’autres objets offerts par les Indiens au Maître de la vie, Omahauk-Noumackchi, ou au premier homme, Noumank-Machana.

Les Indiens firent leur entrée dans le village, au milieu des cris des femmes et des enfants, des aboiements des chiens et de l’assourdissant charivari des tambours, des conques, des chichikouès et des sifflets de guerre.

Arrivés sur la place, à un signe de Natah-Otann, la troupe fit halte et le vacarme cessa.

Un immense brasier avait été préparé.

Devant ce brasier se tenait un vieux chef, robuste encore et de haute taille, à la physionomie prévenante ; un nuage de tristesse était répandu sur son visage ; il était en deuil, ce qu’il était facile de reconnaître aux habits en lambeaux qui le couvraient et à ses cheveux coupés courts et enduits d’argile.

Il tenait en main une pipe dacotah, dont le tuyau était long, plat et orné de clous jaunes et brillants.

Cet homme était le Pied-Fourchu, le premier et le plus renommé sachem des Kenhàs.

Aussitôt que la troupe fut arrêtée, il fit deux pas en avant, et d’un geste majestueux il invita les chefs à descendre de cheval.

« Mes fils sont chez eux, dit-il, qu’ils prennent place sur les robes de bison, autour du feu du conseil. »

Chacun obéit en silence et s’accroupit après s’être respectueusement incliné devant le sachem.

Alors le Pied-Fourchu fit faire à chacun quelques aspirations dans sa pipe en la tenant dans sa main, et la fit circuler ensuite par la gauche.

Lorsque la pipe revint au sachem, il en vida la cendre brûlante dans le feu, et se tournant avec un sourire de bonté du côté des étrangers :

« Les faces pâles sont nos hôtes, dit-il, il y a ici le feu et l’eau. »

Après ces paroles qui terminaient la cérémonie, les assistants se levèrent et se retirèrent, sans ajouter une parole, selon la coutume indienne.

Natah-Otann s’approcha du comte.

« Que mon frère me suive, dit-il.

— Où cela ? demanda le jeune homme.

— Dans le Calli que j’ai fait préparer pour lui.

— Et mes compagnons ?

— D’autres huttes les attendent. »

Balle-Franche fit un geste arrêté immédiatement par le comte.

« Pardon, chef, dit-il, mais, avec votre permission, mes compagnons habiteront avec moi. »

Le chasseur sourit pendant qu’une nuance de mécontentement assombrit le visage de l’Indien.

« Le jeune chef blanc sera bien mal, répondit-il, lui accoutumé aux immenses cabanes des visages pâles.

— C’est possible, mais je serai encore plus mal si mes compagnons ne restent pas auprès de moi, afin de me tenir société.

— L’hospitalité des Kenhàs est grande, ils sont riches et peuvent, quand même leurs hôtes seraient plus nombreux encore, donner à chacun d’eux un Calli particulier.

— J’en suis convaincu, et je les remercie de cette attention, dont cependant je me dispenserai de profiter ; la solitude m’effraye, je m’ennuierais à mourir si auprès de moi je n’avais pas un ami avec lequel je pusse causer.

— Qu’il soit donc fait ainsi que désire le jeune chef pâle, les hôtes ont le droit de commander, leurs prières sont des ordres.

— Je vous remercie de votre condescendance et je suis prêt à vous suivre.

— Venez. »

Avec cette rapidité de résolution que les Indiens possèdent à un si haut degré, Natah-Otann avait renfermé sa contrariété dans son cœur, et nulle trace d’émotion ne paraissait plus sur son visage impassible.

Les trois hommes le suivirent, après avoir échangé entre eux un regard d’intelligence.

Sur la place même, auprès de l’arche du premier homme, espèce de cylindre enfoncé en terre et garni de plantes grimpantes, s’élevait un Oti ou Calli de belle apparence.

Ce fut à cette hutte que le chef conduisit ses hôtes.

Une femme se tenait silencieuse devant la porte, fixant sur les arrivants un regard où l’admiration et l’étonnement se confondaient.

Était-ce bien une femme que cette angélique créature aux formes suaves et aux contours vaporeux, dont le délicieux visage, rougissant de pudeur et de curiosité naïve, se tournait vers le comte avec une timidité anxieuse ?