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Ce fut la question que s’adressa intérieurement le jeune homme en contemplant cette charmante apparition, qui ressemblait, à s’y méprendre, à une de ces vierges divines de la mythologie des anciens Slaves.

En la voyant, Natah-Otann fronça le sourcil.

« Que fait là ma sœur ? » lui demanda-t-il rudement.

La jeune fille, arrachée à sa contemplation silencieuse par cette brusque apostrophe, tressaillit et baissa les yeux.

« Fleur-de-Liane voulait souhaiter la bienvenue à son père adoptif, répondit-elle doucement, d’une voix suave et mélodieuse.

— La place de Fleur-de-Liane n’est pas ici, plus tard je lui parlerai ; qu’elle aille rejoindre les jeunes filles de la tribu, ses compagnes. »

Fleur-de-Liane rougit, davantage encore, ses lèvres roses se froncèrent, elle fit une moue charmante, et après avoir à deux reprises secoué la tête d’un air mutin, elle s’envola légère comme un oiseau en jetant au comte, tout en fuyant, un dernier regard qui lui causa une émotion incompréhensible.

Le jeune homme porta vivement la main à son cœur pour en comprimer les battements, et suivit des yeux la légère enfant, qui disparut bientôt derrière un Calli.

« Oh ! murmura le chef à part lui, est-ce que, sans en avoir jamais vu, elle aurait reconnu tout à coup un être de la race maudite à laquelle elle appartient. »

Puis se tournant brusquement vers les blancs, dont il sentait instinctivement que les regards pesaient sur lui :

« Entrons, » dit-il en soulevant la peau de bison qui servait de rideau au Calli.

Ils entrèrent.

Par les soins de Natah-Otann, la hutte avait été nettoyée, et tout le confortable qu’il avait été possible de se procurer se trouvait réuni, c’est-à-dire des monceaux de fourrures de toutes sortes, épaisses et soyeuses, pour servir de lit, une table boiteuse, quelques bancs aux pieds mal équarris et, luxe inouï dans un tel endroit, une espèce de fauteuil en jonc tressé et à large dossier.

« Le chef pâle excusera de pauvres Indiens s’ils n’ont pas fait mieux pour le recevoir comme il le mérite, dit l’Indien avec un mélange d’ironie et d’humilité.

— Tout cela est parfait, répondit en souriant le jeune homme qui se méprit à l’accent du chef, je ne comptais certes pas sur autant ; d’ailleurs, je parcours depuis assez longtemps la prairie pour avoir appris à me passer des futilités et à me contenter du nécessaire.

— Maintenant je demande au chef pâle la permission de me retirer.

— Faites, mon hôte, faites, ne vous gênez pas, allez à vos affaires ; pour moi, je vais prendre quelques instants d’un repos dont j’ai le plus grand besoin. »

Natah-Otann s’inclina sans répondre et sortit.

Aussitôt qu’il fut dehors, Balle-Franche invita d’un geste ses compagnons à rester immobiles là où le hasard les avait placés, et il commença l’inspection des lieux, furetant et regardant scrupuleusement partout.

Lorsqu’il eut terminé cette inspection, qui ne produisit d’autre résultat que celui de lui prouver qu’ils étaient bien seuls, et que nul espion ne se tenait aux écoutes, le vieux chasseur regagna le milieu du Calli, et faisant signe au comte et à Ivon de s’approcher de lui :

« Écoutez, dit-il à voix basse, nous sommes, par notre faute, dans la gueule du loup ; soyons prudents ; dans la prairie les feuilles ont des yeux et les arbres des oreilles, Natah-Otann est un démon qui machine quelque trahison dont il veut nous rendre victimes.

— Bah ! fit légèrement le comte, comment le savez-vous, Balle-Franche ?

— Je ne le sais pas, et pourtant j’en suis sûr ; mon instinct ne me trompe pas, monsieur Édouard ; je connais les Kenhàs de longue date ; il faut nous tirer d’ici le plus adroitement que nous pourrons.

— Eh ! à quoi bon ces soupçons, mon ami ; les pauvres diables, j’en suis sûr, ne pensent qu’à nous bien fêter ; tout me semble charmant ici. »

Le Canadien secoua la tête.

« Je veux savoir d’où provient le respect étrange que vous témoignent les Indiens, cela cache quelque chose, je vous le répète.

— Bah ! ils ont peur de moi, voilà tout !

— Hum ! Natah-Otann n’a pas peur de grand-chose au monde.

— Ah çà ! mais Dieu me pardonne, Balle-Franche, je ne vous ai jamais vu ainsi ; si je ne vous connaissais pas si bien, je dirais que vous avez peur.

— Pardieu ! je ne m’en cache pas, répondit vivement le chasseur ; j’ai peur, et bien peur même !

— Vous !

— Oui, mais pas pour moi ; vous comprenez bien que depuis que je parcours la prairie, si les Peaux-Rouges avaient pu me tuer, il y a longtemps que ce serait fait ; aussi je suis bien tranquille sur mon compte, allez, et s’il n’y avait que moi…

— Eh bien ?

— Je ne serais nullement embarrassé.

— Pour qui craignez-vous donc, alors ?

— Pour vous, monsieur Édouard, pour vous seul.

— Pour moi ! s’écria le comte en s’allongeant nonchalamment dans le fauteuil ; c’est beaucoup d’honneur que vous faites à ces drôles ; avec ma cravache je mettrais tous ces hideux personnages en fuite. »

Le chasseur secoua la tête.

« Vous ne voulez pas, monsieur Édouard, vous bien persuader une chose.

— Laquelle ?

— C’est que les Indiens sont d’autres hommes que les Européens auxquels jusqu’à présent vous avez eu affaire.

— Allons donc ; si l’on voulait vous écouter, vous