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autres, coureurs des bois, on serait à chaque seconde à deux doigts de la mort, et l’on ne pourrait marcher qu’en rampant comme des bêtes fauves à travers les prairies ; sornettes que tout cela, mon ami ; je crois déjà vous avoir vingt fois prouvé que tant de précautions sont inutiles, et qu’un homme de cœur qui brave franchement le danger en face a toujours raison de vos plus belliqueux Peaux-Rouges.

— C’est justement la raison qui les fait agir ainsi à votre égard que je veux découvrir.

— Vous feriez mieux de tâcher de découvrir autre chose.

— Quoi donc ?

— Quelle est cette charmante enfant que je n’ai fait qu’entrevoir, et que le chef a si brutalement renvoyée.

— Allons, bon ; allez-vous devenir amoureux, à présent ? il ne manquerait plus que cela.

— Pourquoi non, mon ami ? car en vérité cette enfant est charmante.

— Oui, elle est charmante, monsieur le comte ; mais, croyez-moi, ne vous occupez pas d’elle.

— Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?

— Parce que cette jeune fille n’est pas ce qu’elle paraît être.

— Ah çà ! mais c’est un vrai roman d’Anne Radcliffe que vous me racontez là ; nous marchons de mystère en mystère, depuis quelques jours.

— Oui, et plus nous irons, plus tout deviendra sombre autour de nous.

— Bah ! bah ! je n’en crois pas un mot. Ivon, ma robe de chambre. »

Le domestique obéit.


Depuis son entrée dans le village, le digne Breton était dans des transes continuelles et tremblait de tous ses membres ; tout ce qu’il voyait lui semblait si extraordinaire et si horrible, qu’il s’attendait à chaque instant à être massacré.

« Eh bien ! lui demanda le comte, que penses-tu de cela, Ivon ?

— Moi ! monsieur le comte sait que je suis très-poltron, balbutia le Breton.

— Oui, oui, c’est convenu ; après ?

— J’ai affreusement peur.

— Naturellement.

— Et si monsieur me le permet, je porterai toutes ces fourrures là-bas, afin de me coucher en travers de la porte.

— Pourquoi donc ?

— Parce que, comme j’ai bien peur, je ne dormirai sans doute pas profondément, et si quelqu’un vient cette nuit avec de mauvaises intentions, il sera forcé de passer par-dessus moi, je l’entendrai, et de cette façon je pourrai, par mes cris, prévenir monsieur, ce qui lui donnera le temps de se mettre en défense. »

Le jeune homme se renversa en arrière en éclatant d’un rire homérique, auquel, malgré ses préoccupations, Balle-Franche s’associa.

« Ma foi ! s’écria le comte en regardant son domestique, tout interdit de cette gaieté qui lui semblait intempestive dans un moment aussi grave, il faut avouer, Ivon, que tu es bien le poltron le plus extraordinaire que j’aie jamais vu.

— Hélas ! monsieur, répondit-il avec contrition, ce n’est pas ma faute, allez ; car je fais bien tout ce que je puis pour avoir du courage, mais cela m’est impossible.

— Bon ! bon ! reprit le jeune homme en riant toujours, je ne t’en veux pas, mon pauvre garçon ; dame ! puisque c’est plus fort que toi, il faut en prendre ton parti.

— Hélas ! fit le Breton en poussant un énorme soupir.

— Mais laissons cela ; vous vous coucherez comme vous l’entendrez et où vous voudrez, Ivon, je m’en rapporte à vous. »

Le Breton, sans répondre, se mit immédiatement en devoir de transporter les fourrures à la place qu’il avait choisie, tandis que le comte continuait de causer avec le chasseur.

« Quant à vous, Balle-Franche, lui dit-il, de votre côté, je vous laisse carte blanche pour veiller sur nous comme vous l’entendrez, promettant de ne déranger en rien vos plans, et même de vous aider si besoin est, mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que vous vous arrangerez de façon à me faire retrouver le charmant lutin dont je vous ai déjà parlé.

— Prenez garde, monsieur Édouard !

— Je veux la revoir, vous dis-je, quand je devrais moi-même me mettre à sa recherche.

— Vous ne ferez pas cela, monsieur Édouard.

— Je le ferai sur mon âme, et pas plus tard que tout de suite si vous continuez ainsi.

— Vous réfléchirez.

— Je ne réfléchis jamais et je m’en suis toujours bien trouvé.

— Mais savez-vous qui est cette femme ?

— Parbleu, vous venez de le dire vous-même ; c’est une femme, et charmante même.

— D’accord ; mais, je vous le répète, elle est aimée de Natah-Otann.

— Que m’importe !

— Faites attention !

— À rien ; je veux la revoir.

— À tout prix ?

— À tout prix.

— Bien ; écoutez-moi, alors.

— Oui, mais soyez bref.

— Je vais vous raconter l’histoire de cette femme.

— Vous la connaissez donc ?

— Je la connais.

— Bon ! Commencez, je suis tout oreilles. »

Balle-Franche approcha un banc, s’assit d’un air de mauvaise humeur, et, après un instant de réflexion :

« Il y a une quinzaine d’années, dit-il, Natah-Otann, qui avait vingt ans à peine alors, mais était déjà un guerrier renommé, quitta sa tribu à la tête d’une cinquantaine de guerriers d’élite, pour aller tenter un coup de main contre les blancs. À cette