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époque, les Kenhàs n’étaient pas établis où ils sont en ce moment ; la Société des Pelleteries ne s’était pas avancée aussi avant sur le Missouri, et le fort Mackensie n’existait pas. Les Indiens du sang chassaient en liberté sur de vastes territoires dont, depuis, les Américains se sont emparés et dont ils les ont chassés. C’était vers les frontières sud de ce territoire que se trouvait le village des Kenhàs, à quatre-vingts lieues d’ici environ. Jusqu’à ce moment, jamais Natah-Otann n’avait commandé en chef une expédition ; de même que tous les jeunes gens de son âge en pareille circonstance, son front rayonnait d’orgueil ; il brûlait de se distinguer et de prouver aux sachems de sa nation qu’il était digne de commander à des guerriers braves. Aussitôt qu’il fut sur le sentier de la guerre, il dissémina des espions dans toutes les directions, défendit à ses hommes de fumer, de crainte que la lueur des pipes ne divulguât sa présence. Enfin il prit avec une sagesse extrême toutes les précautions usitées en pareil cas. Son expédition fut brillante ; il surprit plusieurs caravanes, pilla et saccagea des défrichements ; ses hommes revinrent chargés de butin et le mors de leurs chevaux garni de chevelures. Natah-Otann n’amenait, lui, qu’une faible créature de deux ou trois ans au plus, qu’il portait délicatement dans ses bras, ou bien couchait sur le devant de sa selle. Cette enfant était la grande et belle jeune fille que vous avez vue aujourd’hui.

— Ah !

— Est-elle blanche, est-elle rouge, Américaine ou Espagnole ? Nul ne le sait, nul ne le saura jamais. Vous savez que beaucoup d’Indiens naissent blancs ; ainsi la couleur ne peut servir d’indice pour retrouver les parents de la jeune fille. Bref, le chef l’adopta ; mais, chose étrange, au fur et à mesure que l’enfant grandit, elle prit sur l’esprit de Natah-Otann un empire auquel celui-ci ne put jamais se soustraire, et qui bientôt pesa tellement sur lui que les chefs de la tribu s’en inquiétèrent ; du reste, la vie que menait et que mène Fleur-de-Liane, c’est son nom…

— Je le sais, interrompit le comte.

— Bien, reprit le chasseur ; je dis donc que la vie de cette enfant est extraordinaire ; au lieu d’être gaie, folâtre et rieuse comme les jeunes, filles de son âge, elle est sombre, rêveuse, sauvage, errant toujours seule dans la prairie, volant sur l’herbe emperlée de rosée comme une gazelle, ou bien la nuit, rêvant au clair de la lune en murmurant des paroles que nul n’entend. Parfois de loin on aperçoit, car personne n’ose s’approcher d’elle, auprès de son ombre une autre ombre se dessiner et marcher des heures entières, tête basse, à ses côtés, puis elle reparaît seule au village ; et si on l’interroge, elle hausse les épaules sans répondre, ou bien elle se met à pleurer.

— C’est étrange, en effet.

— N’est-ce pas ? Si bien que les chefs se réunirent autour du feu du conseil, et reconnurent que Fleur-de-Liane avait jeté un charme sur son père adoptif.

— Les imbéciles ! murmura le comte.

— Peut-être, reprit le chasseur en hochant la tête ; toujours est-il qu’il fut résolu de l’abandonner seule dans le désert pour y mourir.

— Pauvre ; enfant ! Alors qu’arriva-t-il ?

— Natah-Otann et le Bison-Blanc, qui n’avaient pas été appelés au conseil, s’y rendirent en apprenant cette décision, et ils parvinrent si bien, par leurs paroles trompeuses, à changer l’esprit des chefs, que non-seulement on renonça à abandonner la jeune fille, mais que depuis ce moment elle est considérée comme le génie tutélaire de la tribu.

— Et Natah-Otann ?

— Son état est toujours le même.

— Voilà tout ?

— Voilà tout

— Eh bien ! Balle-Franche, mon ami, avant deux jours, je saurai, moi, si cette jeune fille est aussi sorcière que tu le dis, et ce que je dois en penser. »

Le chasseur ne répondit que par un grognement inintelligible, et sans insister davantage il s’étendit sur ses fourrures.


XV

LE BISON-BLANC.


Aussitôt que Natah-Otann fut sorti du Calli dans lequel il avait introduit le comte, il se dirigea vers la hutte habitée par le Bison-Blanc.

La nuit commençait à tomber ; les Kenhàs, réunis autour des feux allumés devant l’entrée de chaque hutte, causaient gaiement entre eux en fumant leurs longs calumets.

Le chef répondait par un signe de tête ou un geste amical aux saluts affectueux que lui faisaient les guerriers qu’il rencontrait sur sa route, mais il ne s’arrêtait à causer avec personne, et continuait son chemin avec plus de rapidité à mesure que l’obscurité devenait plus épaisse.

Il arriva enfin à une case située presque au bout du village, sur la rive du Missouri.

Le chef, après avoir jeté un regard interrogateur aux ténèbres qui l’environnaient, s’arrêta devant cette hutte, dans laquelle il se prépara à entrer.

Cependant, au moment de soulever le rideau en peau de bison qui la fermait, il hésita quelques secondes et sembla se recueillir.

Cette demeure n’avait extérieurement rien qui la distinguât des autres du village ; elle était ronde, avec un toit en forme de ruche, faite de branches entrelacées, reliées entre elles avec de la terre, et garnie de nattes tressées.

Cependant, après un moment de réflexion, Natah-Otann souleva le rideau, entra et s’arrêta sur le seuil de la porte, en disant en français ces deux mots :

« Bonsoir, mon père.

— Bonsoir, enfant, je t’attendais avec impatience ;