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viens t’asseoir près de moi, nous avons à causer. »

Ces paroles furent prononcées dans la même langue par une voix douce.

Natah-Otann fit quelques pas en avant et laissa derrière lui retomber le rideau de la porte.

Si extérieurement la hutte dans laquelle le chef venait d’entrer ne se distinguait pas des autres, il n’en était pas de même pour l’intérieur.

Tout ce que l’industrie humaine peut imaginer, étant réduite à sa plus simple expression, c’est-à-dire privée des outils et des matières de première nécessité pour traduire sa pensée, le maître de cette habitation l’avait pour ainsi dire inventé ; aussi l’intérieur de cette hutte était-il une espèce de pandémonium étrange où se trouvaient réunis les objets les plus disparates et en apparence les moins faits pour se rencontrer auprès les uns des autres.

Au contraire des autres huttes, celle-ci était percée de deux espèces de fenêtres dont les vitres avaient été remplacées avec du papier huilé ; dans un angle un lit, au milieu une table, quelques sièges çà et là, un grand fauteuil près de la table, mais tout cela taillé avec la hache et mal équarris, tels étaient les meubles qui garnissaient ce singulier intérieur.

Sur des rayons, une quarantaine de volumes, la plupart dépareillés, des animaux empaillés pendus par des cordes, des insectes, etc. ; enfin un nombre infini de choses sans nom, mais classées, rangées, étiquetées, complétaient cette singulière demeure, qui ressemblait plutôt à la cellule d’un anachorète ou à l’antre secret d’un alchimiste du seizième siècle qu’à l’habitation d’un chef indien ; cependant cette hutte était celle du Bison-Blanc, un des premiers chefs kenhàs, et l’homme qui avait répondu à Natah-Otann était le Bison-Blanc lui-même.

Mais, nous l’avons dit, ce chef était Européen et avait sans doute gardé dans la vie sauvage quelques souvenirs de sa vie passée, derniers reflets d’une existence perdue.

Au moment où Natah-Otann entra dans la hutte, le Bison-Blanc, assis dans un fauteuil auprès de la table, la tête appuyée sur les mains, lisait, à la lueur d’une lampe en terre, dont la mèche fumeuse ne répandait, à part une odeur fétide, qu’une lueur tremblante et incertaine autour de lui, dans un grand in-folio aux pages jaunies et usées.

Il releva la tête, ôta ses lunettes, qu’il plaça dans le livre, qu’il ferma, et faisant décrire un quart de cercle au fauteuil dans lequel il était assis, le vieillard sourit au jeune homme, et lui indiquant un siège d’un geste amical :

« Allons, lui dit-il, assieds-toi là, enfant ! »

Le chef prit le siège, l’approcha de la table et s’assit sans répondre.

Le vieillard le considéra attentivement pendant quelques instants.

« Hum ! fit-il, tu me parais bien sombre pour un homme qui vient, à ce que je suppose, d’obtenir enfin un grand résultat longtemps attendu ! Qui peut t’attrister ainsi ? Hésiterais-tu, maintenant que tu es sur le point de réussir ? Est-ce que tu commences à comprendre que l’œuvre que, malgré moi, tu as voulu entreprendre est au-dessus des forces d’un homme livré à lui-même et qui n’a pour appui qu’un vieillard ?

— Peut-être, répondit le chef d’une voix sourde. Oh ! pourquoi, mon père, m’avez-vous fait goûter les fruits amers de cette civilisation maudite qui n’était pas faite pour moi ! pourquoi vos leçons ont-elles fait de moi un homme différent de ceux qui m’entourent et avec lesquels je suis condamné à vivre et à mourir ?

— Aveugle ! à qui j’ai fait voir le soleil, tu te laisses éblouir par ses rayons, tes yeux trop faibles ne peuvent s’accoutumer à la lumière ; au lieu de l’ignorance et de l’abrutissement dans lequel tu aurais toute ta vie végété, j’ai développé en toi le seul sentiment qui élève l’homme au-dessus de la bête fauve, je t’ai appris à penser ; à juger, et voilà comme tu me remercies, voilà la récompense que tu devais me donner pour les peines que j’ai prises et les soins que je n’ai cessé de te prodiguer.

— Mon père !

— Ne cherche pas à te disculper, enfant, interrompit le vieillard avec une nuance d’amertume, je devais m’attendre à ce qui arrive, je m’y attendais, l’ingratitude et l’égoïsme ont été déposés dans le cœur de l’homme par la Providence, pour sa sauvegarde. Sans l’ingratitude et l’égoïsme, ces deux vertus suprêmes de l’humanité, il n’y aurait pas de société possible, je ne t’en veux pas, je n’ai pas le droit de t’en vouloir, et comme l’a dit un sage, tu es homme et aucun sentiment humain ne doit t’être étranger.

— Je ne fais ni plaintes, ni récriminations, mon père, je sais que vous avez agi envers moi dans une bonne, intention, répondit le chef ; malheureusement vos leçons ont produit un résultat contraire à celui que vous attendiez ; en développant mes idées vous avez, à votre insu et au mien, agrandi mes besoins ; la vie que je mène me pèse, les hommes qui m’entourent me sont à charge, parce qu’ils ne peuvent pas me comprendre, et que moi-même je ne les comprends plus ; malgré moi mon esprit s’élance vers des horizons inconnus, je rêve tout éveillé des choses étranges et impossibles, je souffre d’un mal incurable que je ne puis définir ; j’aime sans espoir une femme dont je suis jaloux, et qui, à moins d’un crime, ne pourra jamais m’appartenir. Oh ! mon père, je suis bien malheureux !

— Enfant ! s’écria le vieillard en haussant les épaules avec pitié, tu es malheureux, toi ! ta douleur me donne envie de rire ; l’homme a en soi le germe du bien et du mal ; si tu souffres, c’est à toi seul que tu dois t’en prendre ! Tu es jeune, tu es intelligent, tu es fort, tu es le premier de ta nation : que te manque-t-il pour être heureux ? Rien ! Si tu veux fermement l’être, étouffe dans ton sein la passion insensée qui le dévore, suis sans regarder ni à droite ni à gauche la mission glorieuse que tu t’es toi-même tracée. Quoi de plus beau, de plus noble, de plus grand que de délivrer un peuple et le régénérer ?