Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/82

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rapporte entièrement à vous ; mais au moins ne puis-je savoir le nom des traîtres ?

— À quoi bon, puisque je les connais ? quand il en sera temps, je te dirai tout.

— Soit ! »

Il y eut un silence assez long ; les deux hommes, absorbés dans leurs pensées, ne remarquèrent pas une tête grimaçante qui passait par-dessous le rideau de la porte, et depuis assez longtemps déjà écoutait leurs paroles.

Mais l’homme, quel qu’il fût, qui se livrait à cet espionnage, donnait par intervalles des signes de mauvaise humeur et de désappointement ; en effet, en venant écouter les deux chefs, il n’avait pas songé à une chose, c’est qu’il ne pourrait pas comprendre un mot de ce qui se dirait entre eux ; Natah-Otann et le Bison-Blanc parlaient français, langage complètement inintelligible pour l’écouteur, triste mécompte pour un espion.

Cependant, qui que fût cet homme, il ne se rebuta pas et continua quand même à écouter ; il espérait peut-être que d’un moment à l’autre les deux chefs changeraient d’idiome.

« Maintenant, reprit le vieillard en fixant un regard interrogateur sur Natah-Otann, rends-moi compte de ton excursion ; lorsque tu es parti, tu étais peu joyeux, tu espérais, me disais-tu, ramener avec toi l’homme dont tu as besoin pour jouer le principal rôle dans ta conspiration.

— Eh bien ! vous l’avez vu aujourd’hui, mon père, il est ici ; ce soir il est entré à mes côtés dans le village.

— Oh ! oh ! explique-moi donc cela, mon enfant, » dit le vieillard avec un doux sourire, et en s’arrangeant dans son fauteuil de façon à écouter commodément.

Puis, par un mouvement imperceptible, et tout en semblant prêter la plus grande attention au jeune chef, le Bison-Blanc rapprocha les grands pistolets placés auprès de lui.

« Va, dit-il, je t’écoute.

— Il y a six mois environ, je ne sais si je vous en ai parlé alors, j’avais réussi à m’emparer d’un chasseur canadien contre lequel j’avais une vieille rancune.

— Attends donc, oui, j’ai un souvenir confus de cette aventure, un certain Balle-Franche, n’est-ce pas ?

— C’est cela même. Eh bien ! j’étais furieux contre cet homme, qui depuis si longtemps se jouait de nous, et me tuait mes guerriers avec une adresse inouïe ; dès que je me fus emparé de lui, je résolus de le faire mourir dans les tortures.

— Bien que, tu le sais, je n’approuve pas cette coutume barbare, d’après les mœurs de ta nation, c’était ton droit, et je ne trouve rien à dire à cela.

— Lui n’y fit non plus aucune objection, au contraire, il nous nargua ; bref, il nous rendit tellement furieux contre lui, que je donnai l’ordre du supplice ; au moment où il allait mourir, un homme, ou plutôt un démon, apparut tout à coup, se jeta au milieu de nous, et seul, sans paraître se soucier du danger qu’il courait, il s’élança vers le poteau et détacha le prisonnier.

— Hum ! c’était un vaillant homme, sais-tu.

— Oui, mais son action téméraire allait lui coûter cher, lorsque tout à coup, à un signe de moi, tous mes guerriers et moi-même nous tombâmes à ses genoux avec les marques du plus profond respect.

— Ah çà ! que me racontes-tu là ?

— La stricte vérité : en regardant cet homme en face, j’avais reconnu sur son visage deux signes extraordinaires.

— Lesquels ?

— Une cicatrice au-dessus du sourcil droit, et un point noir sous l’œil du même côté de la figure.

— C’est étrange, murmura le vieillard tout pensif.

— Mais, ce qui l’est encore plus, c’est que cet homme ressemble exactement au portrait que vous m’avez fait, et qui est détaillé dans le livre qui est là, dit-il en montrant l’endroit du doigt.

— Alors que fis-tu ?

— Vous connaissez mon sang-froid et ma rapidité de résolution, je laissai cet homme partir avec son prisonnier.

— Bien, et après ?

— Après, j’eus l’air de ne pas chercher à le revoir.

— De mieux en mieux, » dit le vieillard en approuvant de la tête, et d’un mouvement prompt comme la pensée, il arma le pistolet qu’il tenait à la main et fit feu.

Un cri de douleur partit, du côté de la porte, et la tête qui épiait sous le rideau disparut subitement.

Les deux hommes se levèrent et coururent à l’entrée de la hutte ; tout était désert, seulement une assez large mare de sang indiquait clairement que le coup avait porté.

« Qu’avez-vous fait, mon père ? s’écria Natah-Otann avec étonnement.

— Rien, j’ai donné une leçon, un peu rude peut-être, à un de ces espions dont je te parlais tout à l’heure. »

Et il alla froidement et d’un pas tranquille se rasseoir sur son fauteuil.

Natah-Otann voulait suivre la trace sanglante laissée par le blessé.

« Garde-t’en bien, lui répondit le vieillard, ce que j’ai fait suffit ; continue ton récit, il est on ne peut plus intéressant ; seulement tu vois que tu n’as pas de temps à perdre si tu veux réussir.

— Je n’en perdrai pas, père, soyez tranquille, s’écria le chef avec colère, mais je vous jure que je connaîtrai ce misérable.

— Tu auras tort de le chercher ; voyons, parle. »

Natah-Otann raconta alors, dans les plus grands détails, sa rencontre avec le comte, et de quelle façon il l’avait fait consentir à le suivre à son village.

Cette fois nul incident n’interrompit sa narration ; il paraît que, provisoirement du moins, la leçon donnée par le Bison-Blanc aux écouteurs leur avait suffi.