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Le vieillard rit beaucoup de l’expérience de l’allumette, et de l’étonnement du comte lorsqu’il avait reconnu que l’homme que jusqu’alors il avait pris pour un sauvage grossier et à demi idiot, se trouvait être au contraire un homme d’une instruction et d’une intelligence au moins égales à la sienne.

« Maintenant que dois-je faire ? ajouta Natah-Otann en forme de péroraison, il est ici ; mais auprès de lui se trouve ce Balle-Franche, ce chasseur canadien, dans lequel il a la plus grande confiance.

— Hum ! répondit le vieillard, tout cela est fort sérieux ; d’abord, mon enfant, tu as eu tort de te faire connaître de cet individu pour ce que tu es ; tu étais beaucoup plus fort que lui tant qu’il ne te croyait qu’un sauvage imbécile : tu t’es laissé emporter par ton orgueil, par le désir de briller aux yeux d’un Européen, de l’étonner ; c’est une faute, une faute grave, parce que maintenant il se méfie de toi et se tient sur ses gardes. »

Le jeune chef baissa la tête sans répondre.

« Enfin, reprit le vieillard, je tâcherai d’arranger tout cela, mais d’abord il faut que je voie ce Balle-Franche et que je cause avec lui.

— Vous n’en obtiendrez rien, mon père, il est dévoué au comte.

— Raison de plus, enfant. Dans quelle hutte les as-tu logés ?

— Dans l’ancienne hutte du conseil.

— Bien, là ils seront commodément, et il sera facile d’entendre tout ce qu’ils diront.

— C’est ce que j’ai pensé.

— Maintenant, une dernière observation.

— Laquelle ?

— Pourquoi n’as-tu pas tué la Louve des prairies ?

— Je ne l’ai pas vue, moi, je n’étais pas au camp, mais je ne l’eusse pas fait. »

Le vieillard lui posa la main sur l’épaule.

« Natah-Otann, mon enfant, lui dit-il d’une voix sévère, lorsque, comme toi, on est chargé de l’avenir d’un peuple, il ne faut reculer devant rien : un ennemi mort fait dormir tranquilles les vivants ; la Louve des prairies est ton ennemie, tu le sais, son influence est immense sur l’esprit superstitieux des Peaux-Rouges ; souviens-toi de ces paroles, dites par un homme expérimenté, tu n’as pas voulu la tuer, c’est elle qui te tuera. »

Natah-Otann sourit avec mépris.

« Oh ! dit-il, une misérable femme à moitié folle.

— Ah ! fit le Bison-Blanc en haussant les épaules, ignores-tu donc que derrière chaque grand événement se cache une femme ; ce sont elles qui tuent les hommes de génie pour des intérêts futiles, de mesquines passions, et font avorter les plus beaux et les plus hardis projets.

— Oui, vous avez peut-être raison, répondit Natah-Otann, mais, je le sens, je ne pourrais rougir mes mains du sang de cette femme. »

Le Bison-Blanc sourit avec mépris.

« Des scrupules, pauvre enfant, dit-il avec dédain, c’est bien, je n’insiste pas ; seulement sache bien ceci, ces scrupules te perdront. L’homme qui prétend gouverner les autres doit être de marbre et n’avoir de l’humanité que les dehors, sinon ses projets avorteront en germe et ses ennemis le bafoueront. Ce qui a perdu les plus grands génies, c’est qu’ils n’ont jamais voulu comprendre ceci : qu’ils travaillent pour ceux qui leur succéderont et non pour eux-mêmes. »

En parlant ainsi, le vieux tribun s’était malgré lui laissé emporter aux sentiments tumultueux qui bouillonnaient dans son âme ; son œil étincelait, son front rayonnait, son geste avait, une majesté irrésistible ; il était revenu par la pensée à ses anciens jours de luttes et de triomphe.

Natah-Otann l’écoutait, en proie à une émotion étrange, subissant malgré lui l’ascendant dominateur de ce Titan foudroyé, si grand encore après sa chute.

« Mais que dis-je ? je suis fou, pardonne-moi, enfant, reprit le vieillard en se laissant tomber avec découragement sur son fauteuil, va, laisse-moi ; demain, au lever du soleil, peut-être aurai-je du nouveau à t’apprendre. »

Et d’un geste il congédia le chef.

Celui-ci, habitué à ces boutades subites, s’inclina sans répondre et sortit.


XVI

L’ESPION.


Le coup de pistolet tiré par le Bison-Blanc n’avait pas produit tout le résultat que sans doute celui-ci en espérait.

L’homme avait été touché, il est vrai, mais la précipitation que le chef avait été obligé de mettre en déchargeant son arme, avait nui à la sûreté de son coup d’œil, et l’écouteur en avait été quitte pour une légère blessure : la balle, mal dirigée, lui avait fait une éraflure au crâne, qu’elle avait simplement labouré, tout en causant, à la vérité, une assez forte hémorragie.

Cependant cet avertissement tant soit peu brutal avait suffi à l’espion, qui avait compris qu’il était démasqué et qu’un plus long séjour en cet endroit amènerait inévitablement une catastrophe ; aussi avait-il trouvé, selon la locution indienne, des pieds de gazelle pour s’enfuir au plus vite.

Après une course de quelques minutes, certain d’avoir dépisté ceux qui auraient eu la fantaisie de le suivre, il s’arrêta afin de reprendre haleine et de panser sa blessure qui, bien que dénuée de gravité, saignait beaucoup.

Tout en reprenant haleine, il promena un regard inquiet autour de lui.

La prairie était calme et solitaire.

Une neige épaisse, qui depuis une heure en-