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viron tombait à flocons pressés, avait contraint tous les habitants de l’Atepelt à chercher un abri dans leurs tentes.

L’explosion du pistolet n’avait causé aucune panique ; les Peaux-Rouges, habitués aux rixes nocturnes dans leurs villages, ne s’en étaient pas autrement inquiétés, nul n’avait bougé.

On n’entendait d’autre bruit que les aboiements de quelques chiens attardés et les cris rauques et saccadés des bêtes fauves qui vaguaient dans la prairie en quête d’une proie.

L’espion, rassuré par le calme qui régnait autour de lui, s’occupa sans plus attendre à panser sa blessure, tout en rendant intérieurement grâce à cette neige qui, en tombant, effaçait les traces de sang qu’il avait laissées dans sa fuite.

« Allons, murmura-t-il à demi-voix, je ne saurai rien encore cette nuit, le génie du mal protège ces hommes ; rentrons au calli. »

Il jeta un dernier regard dans la campagne, et se prépara à partir.

Au même instant, une ombre blanche, glissant sur la neige comme un fantôme, passa à une faible distance de lui.

« Qu’est cela ? murmura l’Indien, saisi tout à coup par une crainte superstitieuse, la Vierge des Heures-Noires vient-elle donc errer dans le village ? quel malheur effroyable nous menace donc ? »

Et l’Indien pencha le corps en avant, tendit le cou, et, comme attiré par une force supérieure, il suivit des yeux l’étrange apparition dont les blancs contours se fondaient déjà au loin dans les ténèbres.

« Cette créature ne marche pas, murmura-t-il avec épouvante, ses pieds ne laissent nulle empreinte sur la neige, elle semble planer sur la terre ! est-ce donc un génie ennemi des Pieds-Noirs ? Ceci cache un mystère que je veux éclaircir. »

L’instinct de l’espion surexcitant encore la curiosité de l’Indien, celui-ci oublia pour un moment sa terreur et s’élança résolument à la suite du fantôme.

Au bout de quelques minutes, l’ombre ou le spectre s’arrêta et regarda autour de lui avec une visible indécision.

L’Indien, pour ne pas être découvert, n’eut que tout juste le temps de se cacher derrière la muraille d’un calli ; mais un rayon blafard de la lune, glissant entre deux nuages, avait pendant une seconde éclairé le visage de celle qu’il poursuivait.

« Fleur-de-Liane ! » murmura-t-il, en étouffant avec peine un cri de surprise.

En effet c’était elle qui errait ainsi au milieu des ténèbres.

Après quelques minutes d’hésitation, la jeune fille releva la tête et marcha résolument vers un calli dont elle releva la peau de bison d’une main ferme.

Elle entra et laissa retomber derrière elle le rideau.

L’Indien bondit jusqu’au calli, en fit le tour, planta son couteau jusqu’à la poignée dans le mur, retourna deux ou trois fois la lame, afin d’agrandir le trou, puis, appuyant son visage à cette oreille de Denys d’un nouveau genre, il écouta.

Le silence le plus complet continuait à régner dans le village.

Au premier pas que fit la jeune fille dans la hutte, une ombre se dressa subitement devant elle, et une main tomba sur son épaule.

Instinctivement elle recula.

« Que voulez-vous ? » demanda une voix menaçante.

Cette question était faite en français, ce qui la rendait doublement inintelligible pour la jeune Indienne.

« Répondez, ou je vous brûle la cervelle, » reprit la voix toujours aussi menaçante.

Et l’on entendit le bruit sec produit par l’échappement de la détente d’un pistolet qu’on arme.

« Ooah ! répondit à tout hasard la jeune fille de sa voix douce et mélodieuse ; je suis une amie.

— Il est évident que c’est une femme, grommela le premier interlocuteur ; c’est égal, soyons prudent. Que diable vient-elle faire ici ?

— Eh ! s’écria tout à coup Balle-Franche, réveillé en sursaut par cette courte altercation ; que se passe-t-il donc ici ? À qui en avez-vous, Ivon !

— Ma foi ! je ne sais pas ; je crois que c’est une femme.

— Eh ! eh ! dit en riant le chasseur, voyons donc un peu ; ne la laissez pas s’échapper.

— Soyez tranquille, reprit le Breton, je la tiens. »

Fleur-de-Liane restait immobile, sans essayer un geste pour se débarrasser de l’étreinte de l’homme qui la tenait.

Balle-Franche se leva, il alla en tâtonnant au foyer, s’accroupit auprès, et, avec son souffle, chercha à le raviver.

Ce fut l’affaire de quelques minutes ; le feu couvait sous la cendre ; quelques brassées de bois mort, jetées dessus, l’eurent bientôt rallumé. Une flamme brillante s’éleva presque immédiatement et illumina l’intérieur de la hutte.

« Tiens ! tiens ! s’écria le chasseur avec étonnement ; soyez la bienvenue, jeune fille ; que cherchez-vous donc ici ? »

L’Indienne rougit et répondit en baissant les yeux :

« Fleur-de-Liane vient visiter ses amis, les visages pâles.

— L’heure est singulièrement choisie pour une visite, mon enfant, reprit le Canadien avec un sourire ironique. C’est égal, continua-t-il, en s’adressant au Breton, lâchez-la, Ivon ; cet ennemi, si c’en est un, n’est pas bien à redouter. »

Celui-ci obéit de mauvaise grâce.

« Approchez-vous du feu, jeune fille, dit le chasseur ; vos membres sont glacés ; lorsque vous serez réchauffée, vous m’informerez de la cause de votre présence à cette heure avancée. »

Fleur-de-Liane sourit tristement et s’accroupit devant le feu.

Balle-Franche prit place auprès d’elle.

L’Indienne avait d’un regard exploré l’intérieur de la hutte, et aperçu le comte dormant paisiblement sur un monceau de fourrures.