La vie entière de Balle-Franche s’était écoulée au désert ; élevé dans une tribu indienne, il connaissait à fond le caractère des Peaux-Rouges, il savait que la circonspection et la prudence sont les deux qualités principales qui les caractérisent ; que, dans aucune circonstance, un Indien ne tente une démarche sans en avoir d’abord calculé dans sa tête toutes les conséquences, et que ce n’est jamais sans de fortes raisons qu’il se décide à faire une chose en dehors des habitudes et des mœurs indiennes.
Le chasseur soupçonnait donc que le but de la visite de la jeune fille était important, sans cependant pouvoir deviner, sous le masque d’impassibilité qui couvrait son visage, le mobile qui la faisait agir.
Les Peaux-Rouges ne sont pas de même que les autres hommes, faciles à interroger. L’astuce et la finesse n’obtiennent aucun résultat sur ces natures défiantes, concentrées et continuellement repliées sur elles-mêmes ; le plus habile juge d’instruction de nos pays n’obtiendrait rien et serait obligé de s’avouer vaincu, après avoir fait subir à un Indien l’interrogatoire le plus serré.
Il faut user de précautions extrêmes, même vis-à-vis de ceux dont l’intention est de parler ; car dès qu’ils se voient pressés de questions, leur défiance s’éveille, leur naturel ombrageux reprend le dessus et leur bouche se ferme pour ne plus s’ouvrir, quelques instances qu’on leur fasse et quel que soit l’intérêt qu’ils auraient à parler.
Aucune des nuances du caractère soupçonneux des Peaux-Rouges n’était ignorée du chasseur ; aussi se garda-t-il de laisser supposer à la jeune fille qu’il eût un intérêt quelconque à ce qu’elle s’expliquât.
D’un geste Balle-Franche intima à Ivon l’ordre de reprendre son sommeil, ce que fit immédiatement le Breton, rassuré par un clignement d’yeux du chasseur.
La jeune fille était assise devant le feu, se chauffant d’un air distrait, tout en jetant par intervalles un regard en dessous au Canadien.
Mais celui-ci avait allumé sa pipe, et à moitié voilé par les épais nuages de fumée qui l’enveloppaient, il semblait parfaitement absorbé par la douce occupation à laquelle il se livrait.
Les deux interlocuteurs demeurèrent ainsi face à face près d’une demi-heure, sans échanger une parole.
Enfin Balle-Franche secoua le fourneau de sa pipe sur l’ongle de sa main gauche pour en faire tomber la cendre, repassa sa pipe à sa ceinture et se leva.
Fleur-de-Liane, sans paraître y attacher d’importance, suivait du coin de l’œil les mouvements du chasseur, aucun de ses gestes ne lui échappait.
Elle le vit prendre des fourrures, les porter dans un coin obscur de la hutte et là, les étendre à terre de façon à former une espèce de lit.
Puis, lorsqu’il jugea que la couche était assez douce, il jeta dessus une couverture et revint nonchalamment s’asseoir auprès du feu.
« Mon frère pâle vient de faire un lit, dit Fleur-de-Liane, en lui mettant la main sur le bras, au moment où il allait reprendre sa pipe.
— Oui, répondit-il.
— À quoi bon quatre lits pour trois personnes ? »
Balle-Franche la regarda avec une expression étonnée parfaitement jouée.
« Ne sommes-nous pas quatre ? dit-il.
— Je ne vois que les deux chasseurs pâles et mon frère ; pour qui donc est le dernier lit ?
— Mais pour ma sœur Fleur-de-Liane, je suppose, n’est-elle pas venue demander l’hospitalité à ses amis pâles ? »
La jeune fille secoua la tête d’un air négatif.
« Les femmes de ma tribu, dit-elle avec un accent de fierté blessée, ont leurs callis pour dormir et ne passent pas la nuit dans les huttes des guerriers. »
Balle-Franche s’inclina d’un air convaincu.
« Je me suis trompé, répondit-il avec respect, mettons que je n’ai rien dit, je n’ai nullement l’intention de chagriner ma sœur ; mais en la voyant entrer si tard dans ma hutte, j’ai supposé qu’elle me venait demander l’hospitalité. »
La jeune fille sourit avec finesse.
« Mon frère est un grand guerrier des visages pâles, dit-elle ; sa tête est grise, il a beaucoup de ruse, pourquoi feint-il d’ignorer la raison qui amène Fleur-de-Liane sous sa hutte ?
— Parce que je l’ignore en effet, répondit-il ; comment la saurais-je ? »
L’Indienne se tourna à demi du côté où reposait le jeune homme, et le désignant du doigt avec une moue charmante :
« L’Œil-de-Verre sait tout, fit-elle, il aura averti mon frère le chasseur.
— Je ne puis nier, répondit Balle-Franche avec un magnifique aplomb, que l’Œil-de-Verre ne sache bien des choses, mais dans cette circonstance il a été muet.
— Est-ce vrai ? demanda-t-elle vivement.
— Pourquoi le nierais-je ? Fleur-de-Liane n’est pas une ennemie pour nous.
— Non, je suis une amie, au contraire ; que mon frère ouvre ses oreilles.
— Parlez.
— L’Œil-de-Verre est puissant.
— On le dit, répondit évasivement le chasseur, trop honnête pour s’abaisser à mentir.
— Les anciens de la tribu le considèrent comme un génie supérieur aux autres hommes, disposant à son gré des événements et pouvant, s’il le veut, changer le cours des événements futurs.
— Qui dit cela ?
— Tout le monde. »
Le chasseur secoua la tête, et, serrant entre les siennes la main mignonne de la jeune fille :
« On vous trompe, enfant, lui dit-il avec bonhomie, L’Œil-de-Verre n’est qu’un homme comme les autres, le pouvoir dont on vous a parlé n’existe pas ; je ne sais dans quel but les chefs de votre nation ont fait courir ce bruit ridicule, mais c’est un mensonge que je ne dois pas laisser se propager.