Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/86

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Non, le Bison-Blanc est le sachem le plus sage des Pieds-Noirs, il possède toute la science de ses pères de l’autre côté du grand lac salé, il ne peut se tromper ; n’a-t-il pas annoncé, il y a longtemps déjà, l’arrivée de l’Œil-de-Verre parmi nous ?

— C’est possible ; bien que je ne puisse deviner comment il l’a su, puisqu’il y a trois jours à peine, nous ignorions nous-mêmes que nous mettrions les pieds dans ce village. »

La jeune fille sourit avec triomphe.

« Le Bison-Blanc sait tout, dit-elle ; du reste, depuis mille lunes et beaucoup davantage, les sorciers de la nation annoncent la venue d’un homme en tout semblable à l’Œil-de-Verre ; son apparition était si bien prédite que son arrivée n’a surpris personne, puisque tous l’attendaient. »

Le chasseur reconnut l’inutilité de lutter plus longtemps contre une conviction si profondément gravée dans le cœur de la jeune fille.

« Bon, répondit-il, le Bison-Blanc est un sachem très-sage ; quelles sont les choses qu’il ignore ?

— Aucune ! N’est-ce pas lui qui a prédit que l’Œil-de-Verre se mettrait à la tête des guerriers peaux-rouges et les délivrerait des faces pâles de l’Est ?

— C’est juste ! » fit le chasseur qui ne savait pas un mot de ce que lui dévoilait la jeune fille, mais qui commençait à soupçonner un vaste complot ourdi avec cette science ténébreuse que possèdent si bien les Indiens, et dont la curiosité, de plus en plus éveillée par ces demi-confidences, lui faisait désirer d’en apprendre davantage.

Fleur-de-Liane le regardait avec une expression de joie naïve.

« Mon frère voit que je sais tout, dit-elle.

— C’est vrai, reprit-il, ma sœur est mieux instruite que je ne le supposais ; maintenant elle peut m’expliquer sans crainte le service qu’elle désire de l’Œil-de-Verre. »

L’Indienne jeta un long regard sur le jeune homme qui dormait toujours.

« Fleur-de-Liane souffre, dit-elle d’une voix basse et tremblante, un nuage s’est abaissé sur son esprit et l’a obscurci.

— Fleur-de-Liane a seize ans, répondit en souriant le vieux chasseur, un nouveau sentiment s’éveille en elle, un petit oiseau chante dans son cœur, elle écoute à son insu les notes harmonieuses de ce chant qu’elle ne comprend pas encore.

— C’est vrai, murmura la jeune fille, devenue subitement rêveuse, mon cœur est triste, l’amour est-il donc une souffrance ?

— Enfant, répondit mélancoliquement le chasseur, les créatures sont ainsi faites par le maître de la vie, toute sensation est une souffrance ; la joie poussée à l’extrême se résume par la douleur. Vous aimez sans le savoir : aimer c’est souffrir.

— Non, fit-elle avec un geste d’effroi, non, je n’aime pas, ou du moins de la façon que vous dites ; je suis venue, au contraire, chercher auprès de vous protection contre un homme qui m’aime, lui, mais dont l’amour me fait peur, et pour lequel je n’aurai jamais que de la reconnaissance.

— Êtes-vous bien certaine, pauvre enfant, que ce sentiment soit réellement celui que vous éprouvez pour cet homme ? »

Elle fit un signe affirmatif en baissant la tête.

Sans parler davantage, Balle-Franche se leva.

« Où allez-vous ? » lui demanda-t-elle en se redressant vivement.

Le chasseur se retourna vers elle.

« Dans tout ce que vous m’avez dit, enfant, répondit-il, il y a des choses tellement importantes, que je dois sans retard éveiller mon ami, afin qu’il puisse vous écouter à son tour, et si cela est possible vous venir en aide.

— Faites, » dit-elle avec découragement en laissant retomber sa tête sur sa poitrine.

Le chasseur s’approcha du jeune homme, et se penchant sur lui, il le toucha légèrement à l’épaule.

Le comte s’éveilla aussitôt.

« Qu’y a-t-il ? Que me voulez-vous ? dit-il en se levant et saisissant ses armes avec cette promptitude de l’homme habitué par la vie qu’il mène à toujours se tenir sur ses gardes.

— Rien qui doive vous effrayer, monsieur Édouard ; cette jeune fille désire vous parler. »

Le comte suivit la direction que lui indiquait le chasseur ; son regard rencontra celui de la jeune fille. Ce fut comme un choc électrique ; elle chancela, porta la main à son cœur, et baissa les yeux en rougissant.

Le Français s’élança vers elle.

« Qu’avez-vous ? À quoi puis-je vous être bon ? » lui dit-il.

Au moment où elle allait répondre, la portière fut levée, un homme bondit tout à coup par-dessus le corps d’Ivon et se trouva au milieu de la hutte.

Cet homme était l’espion.

Le Breton, réveillé en sursaut, s’élança vers lui ; mais l’Indien le retint d’une main ferme.

« Alerte ! dit-il.

— Le Loup-Rouge ! s’écria avec joie la jeune fille en se plaçant devant lui ; abaissez vos armes, dit-elle, c’est un ami.

— Parlez, » fit le comte en remettant à sa ceinture le pistolet qu’il en avait retiré.

L’Indien n’avait pas fait un geste pour se défendre ; il avait attendu, impassible, le moment de s’expliquer.

« Voici Natah-Otann, dit-il en se tournant vers la jeune fille.

— Oh ! je suis perdue s’il me trouve ici !

— Que m’importe cet homme ! s’écria le comte avec hauteur.

— De la prudence, fit Balle-Franche en s’interposant ; êtes-vous un ami, Peau-Rouge ?

— Demandez à Fleur-de-Liane, répondit-il dédaigneusement.

— Bon ; alors vous venez pour la sauver ?

— Oui.

— Vous devez avoir un moyen ?

— J’en ai un.

— Je ne comprends pas du tout, disait à part lui Ivon, confondu de tout ce qu’il voyait : quelle nuit !

— Hâtez-vous, dit le comte.

— Ni Fleur-de-Liane ni moi ne devons être vus