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bison, tandis que les engagés, après avoir réuni les chevaux, les ramenaient lentement vers le fort.

Le soleil se couchait derrière les cimes neigeuses des montagnes Rocheuses, nuançant le ciel de teintes de pourpre. Au fur et à mesure que l’astre du jour s’abaissait dans les lointains de l’horizon, l’ombre envahissait la terre en proportions égales.

Les chants des Indiens, les cris des engagés, les hennissements des chevaux et les aboiements, des chiens formaient un de ces concerts singuliers qui, dans ces régions éloignées, en face de cette nature grandiose où le doigt de Dieu est marqué en caractères indélébiles, impriment à l’âme un sentiment de mélancolique recueillement.

La Louve arriva à la porte du fort au moment où le dernier engagé entrait, après avoir fait passer devant lui les retardataires de son troupeau.

Dans les postes des frontières, où l’on est astreint à une surveillance de toutes les secondes, afin de déjouer la trahison qui veille constamment dans l’ombre, des sentinelles spécialement chargées d’interroger les prairies mornes et solitaires qui s’étendent à perte de vue autour de leurs garnisons, se tiennent attentives jour et nuit, les yeux fixés dans l’espace, prêtes à signaler le moindre mouvement insolite qui s’exécute, soit de la part des animaux, soit de celle des hommes, dans les vastes solitudes qu’ils surveillent.

Depuis plus de six heures déjà la pirogue en cuir montée par la Louve avait été découverte, tous ses mouvements épiés avec soin ; et lorsque, après avoir amarré son embarcation, la Louve se présenta à la porte du fort, elle la trouva fermée et soigneusement verrouillée, non point qu’elle inspirât de craintes personnelles à la garnison, mais parce que la consigne était que nul ne pouvait, à moins de raisons fort graves, s’introduire dans la place après le coucher du soleil.

La Louve réprima avec peine un geste de mécontentement en se voyant ainsi exposée à passer la nuit à la belle étoile, non pas à cause de la nécessité dans laquelle elle serait de camper dans la plaine, mais pour des motifs qui sans doute exigeaient son introduction immédiate, et dont elle seule connaissait l’importance.

Cependant elle ne se rebuta pas ; elle se baissa, ramassa une pierre et frappa deux fois à la porte.

Un guichet s’ouvrit immédiatement, et deux yeux brillèrent par l’ouverture qu’il laissa.

« Qui vive ? demanda une voix rude.

— Amie ! répondit la Louve.

— Hum ! ceci est bien vague à cette heure de nuit, reprit la voix avec un ricanement de mauvais augure pour le succès de la négociation qu’entamait la Louve : qui êtes-vous ?

— Je suis une femme, et une femme blanche, ainsi que vous pouvez le reconnaître à mon costume et à mon accent.

— C’est possible, mais la nuit est noire, et je ne puis vous bien distinguer dans l’ombre ; ainsi, si vous n’avez pas de meilleures raisons à me donner, bonsoir, passez votre chemin ; demain nous nous reverrons au lever du soleil. »

Et l’individu qui avait parlé fit le geste de refermer le guichet.

La Louve l’arrêta d’une main ferme.

« Un moment, dit-elle.

— Qu’est ce encore ? fit l’autre d’un ton de mauvaise humeur ; dépêchez-vous, je n’ai pas le temps de vous écouter ainsi toute la nuit.

— Je ne veux que vous adresser une question et vous demander un service.

— Peste ! reprit l’homme, comme vous y allez ; ce n’est donc rien que cela ? Enfin voyons toujours, cela ne m’engage à rien.

— Le major Melvil est-il au fort en ce moment ?

— Peut-être.

— Répondez oui ou non.

— Eh bien ! oui ; après ? »

La Louve poussa un soupir de satisfaction, arracha d’un mouvement brusque une bague qu’elle portait à l’annulaire de la main droite, et, la passant par le guichet à son interlocuteur inconnu :

« Portez cette bague au major, dit-elle ; j’attends ici la réponse.

— Hum ! prenez garde ! le commandant n’aime pas à être dérangé pour rien.

— Faites ce que je vous dis, je réponds de tout.

— Triste garantie, grommela l’autre ; c’est égal, je me risque. Attendez. »

Le guichet se referma.

La Louve s’assit sur le revers du fossé, et, appuyant ses coudes sur ses genoux, elle se cacha la tête dans les mains.

Cependant la nuit était complètement tombée ; au loin dans la plaine brillaient, comme des phares dans les ténèbres, les feux allumés par les Indiens ; la brise du soir mugissait sourdement dans les cimes houleuses des arbres, et les rauquements des bêtes fauves se mêlaient par intervalles aux rires stridents des Peaux-Rouges. Pas une étoile ne scintillait au ciel, noir comme de l’encre ; des frissonnements indéfinissables s’élevaient du fleuve ; la nature semblait recouverte d’un linceul, tout enfin présageait un orage prochain.

La Louve attendait, immobile comme un de ces sphinx de granit qui veillent, impassibles, depuis des milliers d’années à l’entrée des temples égyptiens.

Un quart d’heure s’écoula, puis un bruit de ferraille se fit entendre, et la porte du fort s’entrebâilla.

La Louve des prairies se dressa comme poussée par un ressort.

« Venez, » dit une voix.

Elle entra.

La porte fut immédiatement fermée et verrouillée derrière elle.

Un engagé, celui-là même qui lui avait parlé à travers le guichet, se tenait devant elle, une torche à la main.

« Suivez-moi, » lui dit-il.

Elle s’inclina sans répondre et marcha derrière son guide.

Celui-ci traversa la cour dans toute sa longueur, et, se tournant vers la Louve :