Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« C’est ici, dit-il ; le major vous attend.

— Frappez, répondit-elle.

— Non, frappez vous-même, vous n’avez plus besoin de moi. Je retourne à mon poste. »

Et, après l’avoir saluée assez légèrement, il se retira en emportant la torche.

La Louve resta seule dans l’obscurité.

Elle passa la main sur son front moite de sueur, et, faisant un effort suprême :

« Il le faut !… » murmura-t-elle sourdement.

Elle frappa un coup sec sur la porte.

« ’Entrez, » répondit-on de l’intérieur.

Elle tourna la clef, poussa la porte, qui s’ouvrit, et se trouva en face d’un homme d’un certain âge, revêtu d’un costume militaire, assis auprès d’une table sur laquelle il appuyait son coude, et qui la regardait fixement.

Cet homme, par la position qu’il occupait et la façon dont la lumière était disposée, la voyait parfaitement, tandis que la Louve au contraire ne pouvait distinguer ses traits cachés dans l’ombre.

La Louve fit résolument quelques pas dans la chambre.

« Merci de m’avoir reçue, monsieur, dit-elle, je craignais que vous n’ayez complètement perdu le souvenir.

— Si c’est un reproche que vous m’adressez, je ne vous comprends pas, répondit lentement l’officier, je vous serai obligé de vous expliquer plus clairement.

— N’êtes-vous pas le major Melvil ?

— Je suis, en effet, celui qu’on nomme ainsi.

— La façon dont j’ai été introduite dans le fort me prouve que vous avez reconnu la bague que je vous ai fait passer.

— Je l’ai reconnue, car elle me rappelle une personne bien chère, dit-il avec un soupir étouffé ; mais comment cette bague se trouve-t-elle entre vos mains ? »

La Louve considéra un instant le major avec tristesse, s’approcha de lui, prit doucement sa main, qu’elle serra dans les siennes, et lui répondit avec un accent plein de larmes :

« Harry ! je suis donc bien changée par la souffrance, que ma voix même ne vous rappelle rien !… »

À cette parole, une pâleur livide couvrit le visage de l’officier, il se leva d’un mouvement prompt comme la foudre, son corps fut agité d’un tremblement convulsif, et saisissant à son tour les deux mains de cette femme, tandis qu’il la dévorait du regard :

« Margaret ! Margaret ! ma sœur ! s’écria-t-il avec délire, les morts sortent-ils du tombeau ? est-ce donc toi que je retrouve ?

— Ah ! fit-elle avec une expression de joie impossible à rendre, en se laissant aller dans ses bras, je savais bien qu’il me reconnaîtrait. »

Mais le coup qu’elle venait de recevoir était trop fort pour la pauvre femme, dont l’organisation était usée par la douleur ; habituée à la souffrance, elle ne put supporter la joie, et tomba évanouie entre les bras de son frère.

Le major souleva sa sœur dans ses bras, l’établit sur une espèce de canapé qui tenait un des côtés de la chambre, et, sans appeler personne à son aide, il lui prodigua tous les soins qu’exigeait son état.

La Louve demeura longtemps sans connaissance, en proie à une crise de nerfs terrible ; enfin, peu à peu elle revint à elle, rouvrit les yeux, et après avoir prononcé quelques paroles sans suite, elle fondit en larmes.

Son frère ne la quitta pas une minute, suivant d’un regard anxieux les progrès de son retour à la vie ; lorsqu’il reconnut que le plus fort de la crise était passé, il prit une chaise, s’assit auprès de sa sœur, et, par de douces paroles, chercha à lui rendre, non pas l’espoir, puisqu’il ignorait ce qu’elle avait souffert, mais le courage.

Enfin la pauvre femme releva la tête, essuya d’un geste énergique ses yeux rougis par les larmes et rongés par la fièvre, et, se tournant vers le major, attentif à ses moindres mouvements :

« Frère, lui dit-elle d’une voix creuse, voilà seize ans que je souffre un martyre atroce de toutes les heures, de toutes les secondes. »

Le major frissonna à cette révélation affreuse.

« Pauvre sœur ! murmura-t-il, que puis-je faire pour vous ?

— Tout ! si vous le voulez.

— Oh ! s’écria-t-il avec énergie en frappant du poing sur le bois du canapé, douteriez-vous donc de moi, Margaret ?

— Non, puisque je suis venue, répondit-elle en souriant à travers ses larmes.

— Vous voulez vous venger, n’est-ce pas ? reprit-il.

— Je le veux.

— Qui sont vos ennemis ?

— Les Peaux-Rouges.

— Ah ! ah ! fit-il avec un sourire amer, tant mieux ; moi aussi j’ai un vieux compte à régler avec ces démons ; et à quelle nation appartiennent vos ennemis ?

— À la nation des Pieds-Noirs ; ils sont de la tribu des Kenhàs.

— Oh ! reprit le major, mes vieux ennemis les Indiens du sang, il y a longtemps que je cherche un prétexte pour leur infliger un châtiment exemplaire.

— Ce prétexte, je vous l’apporte, Harry, répondit-elle avec feu, et ne croyez pas que ce soit un prétexte vain forgé par la haine ; non, non, c’est la révélation d’un complot tramé par tous les Indiens missouris contre les blancs, complot qui doit éclater sous peu de jours, qui sait ? demain peut-être.

— Ah ! fit le major d’un air pensif, je ne sais pourquoi, mais depuis quelques jours des soupçons sont entrés dans mon esprit ! mes pressentiments ne m’ont donc pas trompé ; parlez, sœur, hâtez-vous, je vous en conjure, et puisque vous êtes venue vers moi pour assouvir votre haine contre ces diables rouges, by God ! je vous promets une vengeance dont le souvenir fera frissonner de terreur leurs arrière-neveux dans cent ans d’ici.