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— Je vous remercie de vos paroles, frère, et j’en prends acte, répondit-elle ; écoutez-moi donc.

— Un mot avant tout, interrompit le major.

— Parlez, frère.

— Le récit de vos souffrances a-t-il quelque point de corrélation avec la conspiration que vous voulez me dévoiler ?

— D’intimes.

— Bien, il est dix heures à peine, nous avons la nuit à nous, racontez-moi donc les aventures qui vous sont arrivées depuis notre séparation.

— Vous le voulez ?

— Oui, je le veux, ma sœur, car c’est d’après votre récit que je réglerai la conduite que je compte tenir avec les Indiens.

— Écoutez donc, frère, et soyez indulgent pour moi, car, ainsi que vous allez l’apprendre, j’ai bien souffert. »

Le major lui pressa la main ; sans répondre il prit une chaise, s’installa auprès d’elle, et après avoir poussé le verrou de la porte, afin de ne pas être dérangé pendant le cours du récit qu’il allait entendre :

« Parlez, Margaret, lui dit-il, et dites-moi bien tout, je ne veux rien ignorer des tortures que vous avez endurées pendant les longues années qui se sont écoulées depuis notre séparation. »


XVIII

LA CONFESSION DUNE MÈRE.


Nous ne saurions dire pourquoi, mais il est des heures dans la vie où, soit action des objets extérieurs, soit dispositions communes et mystérieuses de l’être intérieur, une indéfinissable contagion de tristesse gagne tout à coup l’homme le plus fort, comme s’il la respirait dans l’air.

Le frère et la sœur, renfermés dans une chambre mal close, à peine éclairée par une lampe fumeuse, subissaient à leur insu l’influence secrète dont nous avons parlé.

Au dehors, la pluie fouettait les vitres, le vent pleurait à travers les ais mal joints, en faisant vaciller la flamme de la lampe, des rumeurs sans nom s’élevaient par intervalles et se perdaient peu à peu au loin comme un soupir.

Les molosses de garde se renvoyaient des aboiements saccadés, répétés en échos funèbres dans la prairie par les chiens des Peaux-Rouges.

Tout disposait l’âme à la rêverie et à la tristesse.

Après un assez long silence, la Louve, ou bien si on le préfère, Margaret Melvil, puisque maintenant nous connaissons son nom, prit enfin la parole d’une voix basse et mal assurée, parfaitement en harmonie avec l’état de la nature bouleversée en ce moment par un de ces ouragans terribles si communs dans ces climats, et dont, grâce au ciel, jusqu’à ce jour nos pays ont été exempts.

« Il y a près de dix-sept ans maintenant, dit-elle, il vous en souvient, Harry, vous sortiez de West-Point et vous veniez de recevoir, je crois, votre commission de lieutenant dans l’armée, vous étiez jeune alors, enthousiaste, l’avenir semblait pour vous se dessiner sous les plus riantes couleurs ; un soir, par un temps comme celui-ci, dans le défrichement que nous exploitions, mon mari et moi, vous arrivâtes pour nous annoncer la nouvelle position que vous faisait le congrès, et en même temps pour nous dire un affectueux au revoir, car vous espériez, hélas ! de même que nous, ne pas rester longtemps éloigné. Le lendemain matin, malgré nos prières pour vous retenir, après avoir embrassé mes enfants, serré la main de mon pauvre mari qui vous aimait tant, et m’avoir donné un dernier baiser, vous vous élançâtes sur votre cheval, qui partit comme un trait et disparut bientôt dans un tourbillon de poussière. Hélas ! qui nous aurait dit alors, Harry, que nous ne devions plus nous revoir qu’aujourd’hui, après dix-sept ans de séparation, sur le territoire indien et dans des circonstances terribles ? enfin, ajouta-t-elle avec un soupir, Dieu l’a voulu, que son saint nom soit béni ! il lui a plu d’éprouver ses créatures et d’appesantir sur elles sa main redoutable.

— Ce fut avec un serrement de cœur indicible, répondit le major, que six mois après ces événements, lorsque je revenais parmi vous le cœur joyeux, je vis, en mettant pied à terre devant votre maison, un étranger m’en ouvrir la porte et répondre aux questions dont je le pressais, que depuis trois mois déjà toute la famille avait émigré, se dirigeant vers l’ouest, dans l’intention de fonder un nouvel établissement sur la frontière indienne. Ce fut en vain que pour avoir de vos nouvelles j’interrogeai l’un après l’autre tous vos voisins ; ils vous avaient oubliés ; nul ne put ou ne voulut peut-être me donner le moindre renseignement sur vous, et je fus obligé de repartir et de refaire, l’âme navrée, cette route que j’avais parcourue quelques jours auparavant le cœur si joyeux. Depuis, malgré tous les efforts que j’ai tentés, toutes les démarches que j’ai faites, jamais je n’ai rien pu apprendre sur votre sort et soulever le voile mystérieux qui enveloppait les événements sinistres dont, j’en étais convaincu, vous aviez été victimes pendant votre voyage.

— Vous ne vous trompiez qu’à demi, mon frère, dans vos suppositions, reprit-elle ; deux mois après votre visite, mon mari, qui depuis longtemps cherchait à abandonner notre défrichement, dont, disait-il, la terre ne valait plus rien et ne lui rendait pas les peines qu’elle lui coûtait, eut une discussion assez grave avec un de nos voisins à propos des limites d’un champ dont il croyait ou feignait plutôt de croire que ce voisin avait, dans une mauvaise intention, reculé les bornes ; dans toute autre circonstance, cette discussion aurait été facilement terminée ; mais mon mari cherchait un prétexte pour s’en aller, ce prétexte il le trouvait, il résolut