Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/93

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de ne pas le lâcher. Quelque observation qu’on lui fît pour vider ce différend, il ne voulut rien entendre, fit tout doucement les préparatifs de l’expédition qu’il méditait depuis si longtemps, et un jour il nous annonça que nous partirions le lendemain. Lorsque mon mari avait une fois dit une chose, il n’y avait plus qu’à lui obéir, il ne revenait jamais sur une détermination une fois prise. Le jour dit, au lever du soleil, nous quittâmes le défrichement, nos voisins nous accompagnèrent pendant la première journée, puis le soir venu, après des souhaits chaleureux pour la réussite de nos projets, ils se séparèrent de nous et nous laissèrent seuls. C’était avec un serrement de cœur inexprimable et une tristesse infinie que j’avais quitté pour ne plus la revoir cette maison dans laquelle je m’étais mariée, où étaient nés mes enfants et où, pendant de longues années, j’avais été si heureuse. Mon mari chercha en vain à me consoler et à me rendre le courage qui me manquait, rien ne pouvait effacer de mon cœur les doux et pieux souvenirs que j’y conservais précieusement ; plus nous nous enfoncions dans le désert, plus ma tristesse devenait grande ; mon mari, au contraire, voyait tout en rose, l’avenir lui appartenait, il allait enfin être son maître et agir à sa guise ; il me détaillait ses projets, cherchait à m’y intéresser, et employait enfin tous les moyens en son pouvoir pour me distraire de mes sombres pensées, mais sans réussir à y parvenir. Cependant nous marchions sans relâche, la distance devenait chaque jour plus grande entre nous et les derniers établissements de nos compatriotes ; en vain je remontrais à mon mari combien nous étions, en cas de danger, éloignés de tout secours, l’isolement dans lequel nous allions nous trouver ; il ne faisait que rire de mes appréhensions, me répétait sans cesse que les Indiens étaient bien loin d’être aussi redoutables qu’on les représentait, que nous n’avions rien à craindre et qu’ils n’oseraient jamais nous attaquer. Mon mari était si convaincu de la vérité de ce qu’il avançait, qu’il négligeait de prendre les plus simples précautions pour se défendre d’une surprise, et il me répétait chaque matin, d’un air goguenard, au moment de nous mettre en route : « Tu vois bien que tu es une folle, Margaret, sois donc raisonnable, les Indiens se garderaient bien de nous insulter. » Une nuit, le camp fut attaqué par les Peaux-Rouges, nous fûmes surpris pendant notre sommeil, mon mari fut écorché tout vivant, pendant qu’à ses pieds ses enfants brûlaient à petit feu ! »

En prononçant ces paroles, la voix de la pauvre femme devint de plus en plus étranglée ; aux derniers mots, son émotion fut si profonde qu’elle ne put continuer.

« Courage ! » lui dit le major aussi ému qu’elle, mais plus maître de ses sentiments.

Elle fit un effort sur elle même et reprit d’une voix brève et saccadée :

« Par un raffinement de cruauté dont je ne compris pas tout de suite la barbarie, mon plus jeune enfant, ma fille, fut épargnée par les païens. En voyant le supplice de mon mari et de mes enfants auquel on me forçait d’assister, j’éprouvai un tel déchirement de cœur que je crus que j’allais expirer ; je poussai un grand cri et je tombai à la renverse. Combien de temps restai-je dans cet état ? je ne sais ; lorsque je repris mes sens, j’étais seule, les Indiens m’avaient sans doute crue morte, ils m’avaient abandonnée. Je me relevai, et sans avoir conscience de ce que je faisais, mais poussée par une force supérieure à ma volonté, je revins chancelante et tombant presque à chaque pas à l’endroit où s’était passée cette lugubre tragédie. Le trajet dura trois heures. Comment étais-je si loin du camp ? c’est ce que je ne pourrais dire ; enfin j’arrivai : un spectacle affreux s’offrit à mes yeux épouvantés, je roulai sans connaissance sur les cadavres défigurés et à demi carbonisés de mes enfants ; enfin, que vous dirai-je, mon frère, mon désespoir me rendit les forces qui me manquaient, je creusai une tombe, et, à demi folle de douleur, j’ensevelis dans la même fosse mon mari et mes enfants, tout ce que j’avais aimé sur la terre ! Ce pieux devoir accompli, je résolus de me laisser mourir là où avaient succombé les êtres qui m’étaient si chers ! Mais il est des heures dans les longues nuits, où pendant les ténèbres, les morts parlent aux vivants pour leur ordonner de les venger ! Cette voix terrible du sépulcre, je l’entendis une nuit sinistre où les éléments bouleversés semblaient menacer la nature d’un effroyable cataclysme. Dès ce moment ma résolution fut prise, je me résignai à vivre pour me venger ; depuis cette époque, j’ai marché ferme et implacable dans la voie que je m’étais tracée, rendant aux païens, chaque fois que l’occasion s’en est présentée, le mal qu’ils m’ont fait ! Je suis devenue la terreur des prairies, les Indiens me redoutent comme un mauvais génie, ils ont de moi une crainte superstitieuse, invincible ; enfin ils m’ont surnommée la Louve-Menteuse des prairies, car chaque fois qu’une catastrophe les menace, qu’un danger affreux plane sur leurs têtes, ils me voient apparaître ! Voilà dix-sept ans que je guette ma vengeance sans jamais me fatiguer, sans jamais me décourager, certaine que le jour viendra où j’appuierai à mon tour le genou sur la poitrine de mes ennemis et leur infligerai les atroces tortures qu’ils m’ont condamnée à souffrir. »

Le visage de cette femme avait pris, en prononçant ces paroles, une telle expression de cruauté, que le major, tout brave qu’il était, se sentit frissonner.

« Et vos ennemis, lui dit-il au bout d’un instant, les connaissez-vous enfin, Margaret, savez-vous leurs noms ?

— Je les connais tous, répondit-elle d’une voix sifflante, je sais leurs noms.

— Et ils se préparent à rompre la paix ? »

Mistress Margaret sourit avec ironie.

« Non, ils ne rompront pas la paix, mon frère, ils vous attaqueront à l’improviste, ils ont formé entre eux une ligue formidable à laquelle, ils le croient du moins, il vous sera impossible de résister.

— Ma sœur, s’écria le major avec énergie, don-