Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/94

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nez-moi les noms de ces misérables traîtres, et je vous jure que, fussent-ils cachés au fond des enfers, j’irai les y chercher pour leur infliger un châtiment exemplaire.

— Je ne puis encore vous donner ces noms, mon frère, mais soyez tranquille, bientôt vous les connaîtrez ; vous n’aurez pas besoin de les chercher bien loin, je me charge de les amener à portée des rifles de vos soldats et de vos chasseurs.

— Prenez garde, ma sœur, dit le major en hochant la tête, la haine est mauvaise conseillère dans une affaire comme celle-ci ; celui qui veut trop avoir risque souvent que tout lui échappe.

— Oh ! reprit-elle, mes précautions sont prises de longue main ; je les tiens, il me sera facile de les saisir lorsque cela me plaira, ou pour parler plus convenablement, lorsque le moment sera venu.

— Faites donc à votre guise, ma sœur, et comptez sur mon concours dévoué ; cette vengeance me touche de trop près pour que je la laisse échapper.

— Merci, dit-elle.

— Pardonnez-moi, reprit-il après quelques minutes de réflexion, si je reviens sur les douloureux événements que vous venez de me raconter, mais vous avez, il me semble, oublié un détail important dans votre récit.

— Je ne vous comprends pas, mon frère.

— Je vais m’expliquer ; vous m’avez dit, je crois, si ma mémoire est fidèle, que votre plus jeune fille avait échappé au sort affreux de ses frères et qu’elle avait été sauvée par un Indien.

— Oui, en effet, je vous ai dit cela, mon frère, répondit-elle d’une voix oppressée.

— Eh bien, qu’est devenue cette malheureuse enfant ? Vit-elle encore ? En avez-vous eu des nouvelles ? L’avez-vous revue ?

— Elle vit, je l’ai revue.

— Ah !

— Oui, l’homme qui l’avait sauvée l’a élevée ; il l’a adoptée même, fit-elle avec sarcasme. Cet homme, savez-vous ce qu’il veut faire de la fille de celui dont il a été le bourreau, car c’est lui, lui seul, qui après avoir garrotté mon mari à un arbre, l’a écorché vif sous mes yeux ; eh bien ! savez-vous ce qu’il veut faire ? dites, mon frère, le savez-vous ?

— Parlez, au nom du ciel !

— Ce que j’ai à vous dire est bien épouvantable ; c’est tellement affreux que j’hésite moi-même à vous le révéler.

— Mon Dieu ! fit le major en reculant malgré lui devant le regard flamboyant de sa sœur.

— Eh bien, reprit-elle avec un éclat de rire nerveux, ma fille a grandi, l’enfant est devenue une femme, belle autant qu’il est possible de l’être ; cet homme, ce bourreau, ce démon a senti son cœur de tigre s’amollir à la vue de l’ange ; il l’aime d’un amour insensé, il veut en faire sa femme.

— Horreur ! s’écria le major.

— N’est-ce pas que cela est bien hideux ? reprit-elle en riant toujours de ce rire nerveux et saccadé qui faisait mal à entendre ; il a pardonné à la fille de sa victime ! Oui, il est généreux, il oublie les atroces tortures qu’il a infligées au père, et maintenant il convoite la fille.

— Oh ! mais c’est effroyable cela, ma sœur, tant d’infamie et de cynisme est impossible, même parmi les Indiens.

— Croyez-vous donc que je vous en impose ?

— Loin de moi une telle pensée, ma sœur ; cet homme est un monstre.

— Oui, oui, cela est ainsi.

— Vous avez vu votre fille ? vous avez causé avec elle ?

— Oui ; ensuite ?

— Vous l’avez sans doute détournée de cet amour monstrueux ?

— Moi ! s’écria-t-elle en ricanant, je ne lui en ai pas dit un mot.

— Comment ! fit-il avec étonnement.

— De quel droit lui aurais-je parlé ainsi, moi ?

— Comment, de quel droit ! N’êtes-vous pas sa mère ?

— Elle l’ignore.

— Oh !

— Et ma vengeance ! » répondit-elle froidement.

Ce mot, qui résumait si bien tout le caractère de la femme qu’il avait devant lui, glaça d’épouvante le cœur du vieux soldat.

« Malheureuse ! » s’écria-t-il.

Un sourire de dédain plissa les lèvres de la Louve.

« Oui, voici comment vous êtes vous autres, dit-elle d’une voix acre, hommes des villes, natures atrophiées par la civilisation ; il faut, pour que vous la compreniez, que la passion soit maintenue dans certaines limites tracées d’avance ; la grandeur de la haine avec toutes ses fureurs et tous ses excès vous fait peur ; vous n’admettez que la vengeance légale et boiteuse que les codes vous permettent. Frère, qui veut la fin veut les moyens. Que m’importe à moi, pour arriver au but que je me suis tracé ; croyez-vous donc que je regarde si mes pieds trébuchent contre les ruines ou marchent dans le sang ? Non, je vais droit devant moi, avec l’impétuosité fatale du torrent qui brise et renverse tous les obstacles qui se dressent sur son passage. Mon but, à moi, c’est la vengeance ; sang pour sang, œil pour œil, ceci est la loi des prairies ; j’en ai fait la mienne, et je l’atteindrai, cette vengeance, dussé-je pour cela… Mais, ajouta-t-elle en se reprenant, à quoi bon entre nous, mon frère, une discussion oiseuse ; rassurez-vous, ma fille a été mieux prémunie par son instinct que par tous les conseils que j’aurais pu lui donner ; elle n’aime pas cet homme, je le sais, elle me l’a dit, jamais elle ne l’aimera.

— Dieu soit loué ! s’écria le major.

— Je n’ai qu’un désir, un seul, reprit-elle avec mélancolie, c’est, après l’accomplissement de ma vengeance, de retrouver ma fille, de la serrer dans mes bras et de la couvrir de baisers en lui révélant enfin que je suis sa mère. »

Le major secoua la tête avec tristesse.

« Prenez garde, ma sœur, dit-il d’une voix sévère ; Dieu a dit : « La vengeance m’appartient. »