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Prenez garde qu’après avoir voulu être l’instrument de la Providence et vous mettre à sa place, vous ne soyez châtiée cruellement par elle dans vos plus chères affections.

— Oh ! ne parlez pas ainsi, mon frère, s’écria-t-elle avec un geste d’effroi, vous me rendriez folle. »

Le major baissa silencieusement la tête.

Pendant quelques minutes, le frère et la sœur demeurèrent en face l’un de l’autre sans prononcer une parole.

Tous deux réfléchissaient.

Ce fut la Louve qui renoua l’entretien.

« Maintenant, mon frère, dit-elle, si vous me le permettez, nous laisserons pour un instant ce triste sujet et nous nous occuperons un peu de ce qui vous regarde, c’est-à-dire de la formidable conspiration ourdie contre vous par les Indiens.

— Ma foi, répondit-il avec un soupir de soulagement, je vous avoue, ma sœur, que je ne demande pas mieux ; j’ai la tête bourrelée, et si cela continuait encore quelques instants ainsi, je crois, Dieu me pardonne, que je resterais pendant plusieurs heures sans pouvoir remettre un peu d’ordre dans mes pensées, tant tout ce que vous m’avez raconté m’a touché.

— Merci.

— La nuit s’avance, ma sœur, elle est même écoulée presque tout entière. Nous n’avons pas un seul instant à perdre, donc je vous écoute.

— La garnison du fort est-elle complète ?

— Oui.

— De combien d’hommes se compose-t-elle ?

— Soixante-dix, sans compter une quinzaine de chasseurs et de trappeurs occupés en ce moment au dehors, mais que je vais rappeler sans retard.

— Très-bien ; toute votre garnison vous est-elle indispensable pour la défense du fort ?

— C’est selon. Pourquoi ?

— Parce que j’ai l’intention de vous emprunter une vingtaine d’hommes.

— Hum ! dans quel but ?

— Vous allez le savoir ; vous êtes seul ici, sans pouvoir espérer de secours d’aucun côté ; voici pour quelle raison : pendant que les Indiens feront le siège de la place que vous défendez, ils intercepteront vos communications avec le fort Clarke, le fort Union et les autres postes disséminés sur le Missouri.

— Je le crains, mais que faire ?

— Je vais vous le dire ; vous avez sans doute entendu parler d’un squatter américain qui, il y a quelques jours à peine, s’est établi à trois ou quatre lieues environ en avant de vous ?

— En effet, un certain John Bright, je crois.

— C’est cela même ; eh bien, le défrichement de cet homme vous sert naturellement d’avant-garde, n’est-ce pas ?

— Parfaitement.

— Profitez du peu de temps qui vous reste ; sous prétexte d’une chasse au bison, faites sortir une vingtaine d’hommes du fort et cachez-les chez John Bright, afin que, le moment venu d’agir, ils puissent faire en votre faveur une démonstration qui placera vos ennemis entre deux feux et leur donnera à supposer qu’il vous est venu des renforts des autres postes.

— C’est une idée, cela, dit le major.

— Seulement, choisissez des hommes sur lesquels vous puissiez compter.

— Tous me sont dévoués ; vous les verrez à l’œuvre.

— Tant mieux ; ainsi c’est bien convenu ?

— Oui !

— Maintenant, comme il est urgent que tout le monde ignore nos relations, ce qui autrement compromettrait le succès de notre affaire, je vous prie, mon frère, de m’ouvrir la porte du fort.

— Hé quoi ! sitôt ? par cette nuit affreuse ?

— Il le faut, mon frère, il est de la plus haute importance que je parte à l’instant.

— Vous l’exigez ?

— Je vous en prie, dans notre intérêt commun.

— Venez donc alors, ma sœur, et ne m’en veuillez point de ne pas vous retenir. »

Dix minutes plus tard, malgré l’orage qui sévissait toujours avec la même fureur, la Louve des prairies était remontée dans sa pirogue et s’éloignait à force de rames du fort Mackensie.


XIX

LA CHASSE.


Lorsque Natah-Otann avait pénétré dans la hutte habitée par les blancs, sous prétexte de les avertir de se préparer pour la chasse, son œil investigateur avait en quelques secondes exploré les recoins les plus cachés de l’habitation.

Le chef indien était trop rusé pour que les manières contraintes du comte et son air embarrassé lui eussent échappé ; mais il comprit que montrer les soupçons qu’il avait conçus, serait impolitique, aussi ne parut-il en aucune façon remarquer la gêne causée par sa présence, et il continua la conversation avec cette exquise politesse que possèdent les Peaux-Rouges lorsqu’ils veulent s’en donner la peine.

De leur côté, le comte et Balle-Franche avaient presque immédiatement repris leur sang-froid.

« Je n’espérais pas rencontrer mes frères pâles déjà éveillés, dit Natah-Otann avec un sourire.

— Pourquoi donc ? répondit le jeune homme, la vie du désert accoutume à peu dormir.

— Ainsi les visages pâles viendront chasser avec leurs amis rouges ?

— Certes, à moins que cela ne vous contrarie.

— N’ai-je pas moi-même proposé à l’Œil-de-Verre de lui faire faire une belle chasse ?