Page:Aimard - Le Grand Chef des Aucas, 1889.djvu/203

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— Ne me quittez pas, lui dit-il, tout n’est pas fini encore.

— Je ne demande pas mieux, mais nos amis que nous avons laissés là-bas, ne vous semble-t-il pas qu’ils doivent être inquiets de notre longue absence ?

— Croyez-vous donc que je les aie oubliés ? Non, non, mon ami, dans une heure vous serez libre. Venez avec moi, je me charge de vous faire voir des visages auxquels notre victoire a donné une expression bien différente de celle qu’ils affectent ordinairement.

— Cela sera curieux, fit Valentin en riant.

— Oui, répondit don Tadeo pensif, ou hideux, à votre choix.

— Hum ! l’homme n’est pas complet, dit philosophiquement Valentin.

— Heureusement ! parce qu’alors il serait exécrable, répliqua don Tadeo.

Ils entrèrent dans le cabildo, dont les portes étaient gardées par un détachement des Cœurs Sombres.

Les vastes salons du palais étaient envahis par une foule affairée qui venait saluer le soleil levant, c’est-à-dire, qu’ils venaient offrir le spectacle de leur bassesse à l’homme heureux qu’ils auraient lapidé, sans nul doute, si le succès n’avait pas couronné son audace.

Don Tadeo passa sans les voir, à travers les rangs pressés de ces solliciteurs, courtisans nés de tous les pouvoirs, sans honneur comme sans vergogne, qui ne possèdent qu’un seul talent, celui de faire des courbettes auxquelles il semble impossible que puisse atteindre la colonne vertébrale d’un homme, si flexible qu’elle soit.

Valentin, qui suivait pas à pas son ami, feignait de prendre pour lui la plupart de ces génuflexions intéressées qu’on lui prodiguait, et saluait à droite et à gauche avec un sang-froid et un aplomb imperturbables.

Les deux hommes, après force retards causés par la foule toujours croissante qui se pressait autour d’eux, atteignirent enfin un salon retiré, dans lequel deux personnes se trouvaient seules.

Ces deux personnes étaient le général don Tiburcio Cornejo et le sénateur don Ramon Sandias.

La physionomie de ces personnages formait un contraste frappant.

Le général, le visage triste, les sourcils froncés, marchait pensif dans la salle, tandis que le sénateur, mollement étendu sur un fauteuil, le sourire aux lèvres, le visage épanoui, une jambe jetée sur l’autre, s’éventait négligemment avec un mouchoir de fine batiste brodée.

À la vue de don Tadeo, le général s’avança rapidement vers lui ; quant au sénateur, il se redressa sur son fauteuil, prit un maintien sévère et attendit.

— Monsieur, dit le général à voix basse, deux mots.

— Parlez, général, répondit don Tadeo, je suis entièrement à votre disposition.

— Ce sont quelques questions que je désire vous adresser.

— Croyez bien que si je puis vous répondre, général, je n’hésiterai pas à vous satisfaire.

— J’en suis convaincu, voilà ce qui m’a enhardi à vous aborder.

— Je vous écoute.