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Le Forestier

Le père Sanchez obéit, puis chacun prit place et le repas commença.

C’était un véritable repas espagnol avec le puchero et l’olla podrida classiques, accompagnés de pièces de venaison et d’oiseaux de marais. En somme, tout était exquis et servi d’une façon irréprochable ; don Jesus avait un excellent cuisinier.

La conversation, assez languissante au commencement du repas, s’anima peu à peu et devint générale au moment où le postre — dessert — les dalces, les liqueurs et les vins fins furent placés sur la table.

Les domestiques avaient disparu ; seuls le mayordomo et Michel, sur un signe bienveillant de l’haciendero, avaient conservé leurs places.

Don Pablo, d’après ce qu’apprit don Fernan, était un prétendant à la main de doña Flor ; depuis quelques jours à peine il était de retour à Panama, après une assez longue croisière faite sur les côtes du Pérou ; il commandait une corvette de vingt canons et de deux cents hommes d’équipage ; cette corvette, nommée la Perla, était, au dire du brillant capitaine, bien connue des ladrones, ainsi qu’il nommait tes flibustiers, et ils la redoutaient fort.

La croisière de la Perla avait été heureuse ; elle était rentrée à Panama, ramenant avec elle deux navires contrebandiers et une dizaine de ladrones surpris pendant un gros temps, dans une pirogue à peu prés désemparée.

Au dire du capitaine, ces ladrones avaient opposé une résistance désespérée avant de se laisser amariner, et ce n’avait été que lorsqu’ils avaient vu leur embarcation couler sous leurs pieds qu’ils avaient consenti à se rendre. Il paraissait que depuis plus de deux jours les pauvres corsaires n’avaient ni bu ni mangé, lorsqu’ils avaient été aperçus par la Perla.

— Cependant, fit observer doña Flor, malgré la faiblesse dans laquelle ces pauvres gens devaient se trouver, ils ont fait une belle défense.

— Magnifique, señorita dit le capitaine en frisant coquettement sa moustache ; de véritables démons ils m’ont tué ou blessé trente hommes.

— Et il n’étaient que dix ? dit Fernan.

— Pas un de plus, sur ma parole !

— Vous les avez faits prisonniers ?

— Ils sont gardés à vue dans la prison de Panama.

— Hum ! fit l’haciendero, s’ils avaient été vingt au lieu de dix, vous auriez eu fort à faire, mon cher capitaine.

— Oh ! ceux-ci font une exception ; tous ne sont pas aussi braves.

— Vous croyez, capitaine ? dit Fernan d’une voix railleuse,

— Je connais les ladrones de longue date ; ce n’est pas la première fois que j’ai maille à partir avec eux, répondit-il avec fatuité.