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Le Forestier

sacrées, non seulement pour eux, mais encore pour tous les autres Frères de la Côte.

De la table où ils étaient assis, les flibustiers jouissaient d’un coup d’œil enchanteur : devant eux, le port ; au loin, jusqu’aux dernières limites de l’horizon et se confondant avec lui, la mer ; à droite, apparaissait comme un point noir la roche du Requin, si célèbre dans les annales de la flibuste ; à gauche, les côtes montagneuses et boisées de la petite ile de a Tortue, berceau de la redoutable association des flibustiers.

La brise du matin ridait légèrement la mer, dont le soleil faisait étinceler sommet des lames comme des écrins de pierreries.

Une foule de navire de toutes sortes et de toutes grandeurs, ancrés dans le port ou amarrés bord à quai, larguaient leurs voiles en bannières pour tes faire sécher, ridaient leurs haubans, dressaient leurs vergues, calfataient leurs carènes, enfin se livraient à toutes les occupations journalières de la vie maritime, réglant leurs manœuvres avec le sifflet des contremaitres ou les chants cadencés et mélancolique des matelots.

L’atmosphère était parfumée de cette senteur acre et pénétrante qu’on ne sent que dans les ports et qui donne la nostalgie aux marins, lorsque pendant longtemps, ils habitent les villes de l’intérieur et ne peuvent plus la respirer à pleins poumons.

Donc la journée était magnifique, partout le soleil, la vie et le mouvement : aussi les convives de M. d’Ogeron se laissaient-ils aller à ce bien-être augmenté encore pour eux par un excellent et copient repas, arrosé de vins de choix et se sentaient-ils de plus en plus disposés à tout voir en beau.

Lorsque le café fut versé, car il bon de constater en passant que le café, à peine connu en France, était depuis longtemps d’un usage très commun à la Côte ; lorsque, dis-je, le café fut versé, les liqueurs sur la table et les pipes allumées, la conversation qui, jusque-là, avait été assez frivole, prit sans transition une tournure éminemment sérieuse.

Ce fut le gouverneur qui ouvrit le feu.

— Voyons, messieurs, dit-il en se renversant nonchalamment sur le dossier de son siège, maintenant, si vous y consentez, nous causerons un peu de nos affaires je ne sais rien de préférable & une bonne causerie ou à une discussion sérieuse, faite en savourant l’arôme d’un excellent café coupé par de la vieille liqueur des iles avec accompagnement de pipes.

Vous n’êtes pas dégoûté, monsieur, c’est en effet ce qu’il y a de meilleur, excepté une belle bataille contre tes gavachos, dit Pitrians en passant sa langue sur ses lèvres avec une expression de sensualité voluptueuse.