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Le Forestier

Parfois, sur leur passage, un daim montrait sa tête inquiète au-dessus des broussailles, puis s’échappait en bondissant effaré ; des oiseaux de toutes sortes et de toutes couleurs volaient çà et là ; d’autres se balançaient nonchalamment sur l’eau de la rivière, à peine ridée par le souffle léger d’une folle brise.

Mais aussi loin que la vue pouvait s’étendre dans toutes les directions, on n’apercevait aucune trace de culture ; aucun vestige de la présence de l’homme, qui cependant devait être assez prés, puisque le pays que les aventuriers parcouraient en ce moment était une des colonies les plus riches et les plus puissantes de toutes celles que possédaient les Espagnols sur le sol américain ; de plus, Panama, sur le Pacifique, et Chagrés, sur l’Atlantique, se reliaient l’un à l’autre par un transit qui était sans doute très fréquenté, puisque ces deux ports servaient d’entrepôts aux incalculables richesses du Nouveau-Monde.

Les aventuriers, sur la recommandation expresse de leur guide, avaient mis leurs chevaux au grand trot ; cependant l’Indien, se servant de ce pas gymnastique et balancé particulier aux hommes de sa race, suivait facilement les cavaliers, en avant desquels il se tenait toujours sans paraître aucunement incommodé de cette allure rapide.

Michel le Basque, subissant la double influence du soleil de midi qui tombait droit sur sa tête et de la selle arabe dans laquelle il se trouvait solidement établi, s’était tout prosaïquement endormi.

Ce fut en vain que Fernan essaya à plusieurs reprises de l’éveiller et d’entamer une conversation quelconque avec lui ; chaque fois, l’autre ne répondit que par des enrouements inintelligibles et brefs ; il finit par ne plus répondre du tout et par ronfler avec toute la magistrale ampleur des orgues de Séville, un dimanche de grande fête.

De guerre lasse, Fernan renonça à causer avec un aussi obstiné dormeur ; mais, comme il était, lui, un de ces hommes qui ne s’endorment sous aucun prétexte, lorsqu’ils ont en tête des projets sérieux ou qu’ils sont chargés d’une mission non seulement difficile, mais encore périlleuse, il résolut, à défaut de son compagnon qui ne voulait pas lui donner la réplique, d’entreprendre le guide, de l’interroger et d’essayer d’en tirer quelques renseignements utiles, dont plus tard probablement il ferait son profit.

Fernan était doué d’une finesse extrême, rasé comme un montagnard, c’est-à-dire jusqu’au bout des ongles, mais jusqu’alors il n’avait eu affaire qu’aux Européens ; il ignorait par conséquent le caractère des Indiens, ne connaissait pas leur côté faible, et avec la fatuité européenne, s’imaginait qu’il viendrait facilement à bout d’un sauvage à peine dégrossi, comme celui qui trottait si gaillardement à dix pas de son cheval.