Page:Aimard - Le forestier.djvu/89

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
84
Le Forestier

le vice-roi de la Nouvelle-Espagne, le parent de l’Adelantado de Campêche, caballero Cubierto, et grand d’Espagne de première classe ! Oh ! monseigneur, quel honneur pour ma pauvre maison, quel bonheur pour moi que vous ayez daigné accepter mon hospitalité !

Et il se retira à reculons et continua ses révérences jusqu’à la porte, puis il sortit, suivi du majordome, tout aussi décontenancé que son maître.

La porte se referma enfin, et les deux aventuriers demeurèrent seuls.

Miguel avait apporté les valises qu’il avait déposées sur un meuble. Fernan procéda immédiatement à sa toilette, aidé par son compagnon, qui s’acquittait de son office en conscience et avec tout le respect nécessaire.

Les Frères de la Côte avaient depuis longtemps l’habitude des demeures espagnoles ; ils savaient qu’elles fourmillaient de portes secrètes, d’escaliers dérobés, de judas invisibles par lesquels on pouvait les voir et les entendre, ils se tenaient sur leurs gardes.

Bien leur en prit, cette fois, d’être prudents, car ils étaient consciencieusement espionnés ; non pas peut-être dans une mauvaise intention, mais le nom et le titre que s’était donnés le jeune homme avaient produit un effet magique sur l’haciendero, digne campagnard peu accoutumé à recevoir si bonne compagnie il regardait et écoutait son hôte afin de se rendre bien compte de la manière dont les grands seigneurs agissaient en particulier avec leurs gens.

Sans doute ce qu’il vit le satisfit complètement, car il s’éloigna le visage radieux et en se frottant les mains.

Les deux hommes avaient constamment parlé castillan ; ce qu’ils avaient dit n’avait fait qu’augmenter encore la bonne opinion que l’haciendero s’était faite d’eux dès le premier moment.

Don Jesus Ordoñez de Silva y Castro, natif de Burgos, était venu tout jeune chercher fortune en Amérique ; chercher est le mot vrai, car en mettant le pied sur le sol à peu près vierge du Nouveau-Monde, le digne garçon, alors âgé de treize ou quatorze ans au plus, ne possédait autre chose qu’un grand désir de s’enrichir, sans avoir en poche la plus minime mise de fonds. Cependant il ne se découragea pas, loin de la ; il fit à peu près tous les métiers, parcourut l’une après l’autre toutes les colonies espagnoles, successivement marin, soldat, arriero, mineur, colporteur, que sais-je encore ? Bref, cette existence sans doute passablement accidentée, mais dont personne ne put jamais savoir le dernier mot, car le digne garçon était très discret, surtout pour ses propres affaires, cette existence dura une quinzaine d’années, puis un beau jour notre aventurier arriva à Panama sur un bâtiment frété par lui et dont le chargement lui appartenait en entier.