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LES CHASSEURS D'ABEILLES

dans le sol. Ces lances légères et faites de roseaux flexibles, hautes de seize à dis-huit pieds et armées à leur extrémité d’un fer long et cannelé, forgé par les Indiens eux-mêmes, sont l’arme la plus redoutable des Apaches.

La joie la plus vive semblait animer l’atepelt ; dans quelques callis, des Indiennes armées de fuseaux filaient la laine de leurs troupeaux ; dans d’autres, des femmes tissaient ces zarapés si renommés par leur finesse et la perfection du travail, devant des métiers d’une simplicité primitive.

Les jeunes gens de la tribu, réunis au centre de l’atepelt, au milieu d’une vaste place, jouaient au milt[1], jeu singulier fort aimé des Peaux-Rouges.

Les joueurs tracent un vaste cercle sur le sol, y entrent et se rangent sur deux lignes vis-à-vis les uns des autres ;. des champions de chacune d’elles, une balle remplie d’air dans la main, ceux-ci dans la main droite, ceux-là dans la main gauche, jettent leur balle en arrière de leur corps de manière à la ramener en avant. Il lèvent la jambe gauche, reçoivent le projectile dans la main et le renvoient à l’adversaire, qu’ils doivent atteindre au corps sous peine de perdre un point. De là mille contorsions bizarres du vis-à-vis qui, pour éviter d’être touché, se baisse, se lève, se penche soit en avant, soit en arrière, bondit sur place ou saule de côté. Si la balle sort du cercle, le premier joueur perd deux points et court après elle. Si au contraire le second est frappé, il faut qu’il saisisse la balle et la relance à son adversaire, qu’il doit toucher, à moins de perdre lui-même un point. Celui qui suit, au côté opposé du cercle, recommence, et ainsi de suite jusqu’à la fin.

On comprend quels éclats de rire prolongés accueillent les postures grotesques que les joueurs sont contraints de prendre à chaque instant.

D’autres Indiens, plus mûrs d’âge, jouaient gravement à une espèce de jeu de cartes avec des carrés de cuir enluminés de figures grossières de certains animaux.

Dans un calli plus vaste et mieux peint que les autres callis de l’atepelt, l’habitation du sachem ou principal chef, dont les lances garnies à la base d’une peau colorée en rouge étaient la marque distinctive du pouvoir, trois hommes accroupis devant un feu mourant causaient insouciants des bruits du dehors.

Ces hommes étaient le Chat-Tigre, le Zopilote et l’amantzin ou sorcier de la tribu.

Le Zopilote était un métis réfugié depuis longtemps parmi les Apaches et adopté par eux.

Cet homme, auquel le surnom qu’il portait convenait parfaitement était un misérable dont la froide et basse cruauté révoltait les Indiens eux-mêmes, peu délicats cependant en pareille matière. Le Chat-Tigre avait fait de cette bête féroce qui lui était dévouée le ministre de ses vengeances et l’instrument docile de toutes ses volontés.

Marié depuis un an environ, sa dernière femme était accouchée le matin même d’un garçon, ce qui était cause des grandes réjouissances des Indiens,

  1. Ce mot veut dire flèche en apache.