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Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/136

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LES CHASSEURS D’ABEILLES

moins aujourd’hui une des plus belles, des plus riches et des plus florissantes de l’Amérique espagnole !

De même que toutes les villes fondées par les aventuriers castillans dans le Nouveau-Monde, Buenos-Ayres s’élève dans une délicieuse position ; ses rues sont larges, tirées au cordeau, ses maisons sont bien bâties, construites la plupart entre cour et jardin, ce qui est d’un effet fort pittoresque ; elle compte de nombreux monuments parmi lesquels nous citerons le bazar de la Recoba ; de distance en distance de vastes places garnies de nombreuses boutiques lui donnent une apparence de vie et de bien-être que malheureusement on ne trouve que bien rarement dans ces contrées infortunées depuis si longtemps bouleversées par la guerre civile.

Faisant un immense saut en arrière, nous conduirons le lecteur à Buenos-Ayres, vingt ans environ avant l’époque où se passe notre histoire, vers dix heures du soir de l’un des derniers jours du mois de septembre 1839, c’est-à-dire à l’époque où la tyrannie de cet homme étrange qui, pendant vingt ans, devait faire peser un joug de fer sur les provinces argentines, avait atteint son apogée.

Nul ne pourrait aujourd’hui se figurer l’odieuse tyrannie que le gouvernement de Rosas avait infligée à ces belles contrées, et le système d’affreuse terreur organisé par le dictateur d’une extrémité à l’autre de la Bande Orientale.

Bien que, ainsi que nous l’avons dit plus haut, il fût à peine dix heures du soir, un silence de mort planait sur la ville. Toutes les boutiques étaient fermées ; toutes les rues étaient sombres et désertes, parcourues seulement à de longs intervalles par de nombreuses patrouilles, dont les pas lourds résonnaient sourdement sur les cailloutis, ou par quelques serenos solitaires qui se hasardaient en tremblant à accomplir leur office de veilleurs de nuit.

Les habitants, retirés au fond de leurs demeures, avaient craintivement éteint leurs lumières, afin de ne pas exciter les soupçons d’une police ombrageuse, et cherchaient dans le sommeil un oubli temporaire des maux de chaque jour.

Cette nuit-là, Buenos-Ayres avait une apparence encore plus lugubre que de coutume ; le vent avait, pendant toute la journée, soufflé en foudre, des pampas, et répandu un froid glacial dans l’atmosphère. De gros nuages aux teintes d’un noir livide, chargés d’électricité, couraient lourdement dans l’espace, et les roulements sourds d’un tonnerre lointain, mais dont les éclats se rapprochaient de plus en plus, présageaient qu’un orage formidable ne tarderait pas à fondre sur la ville.

Presque au milieu de la calle Santa-Trinidad, une des plus belles de la ville qu’elle traverse presque dans toute sa longueur, à travers les branches touffues des arbres plantés devant une maison de riche apparence, brillait, comme une étoile au milieu d’un ciel noir, une faible lumière, placée derrière les rideaux de percale blanche d’une fenêtre du rez-de-chaussée.

Cette lumière semblait faire tache sur l’obscurité universelle, aussi chaque patrouille qui passait, chaque sereno que le hasard amenait de ce côté, ne manquaient pas de s’arrêter, après l’avoir examinée, soit avec une