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LES CHASSEURS D’ABEILLES

expression de colère, soit avec un sentiment de crainte mal dissimulé ; puis ils reprenaient leur marche en grommelant, les soldats avec un ton de mauvaise humeur qui ne promettait rien de bon :

— Voilà encore ce traître de don Gusman de Ribeyra qui machine quelque conspiration contre l’excellentissime dictateur !

Les seconds avec une pitié mal contenue :

— Don Gusman en fera tant qu’il sera arrêté quelque jour.

C’est dans cette maison et dans la salle même où brillait la lumière, cause de suppositions si différentes, que nous prions le lecteur d’entrer avec nous.

Après avoir traversé le jardin et franchi le saguan, à main droite se trouvait une porte d’acajou massif, fermée seulement par un loquet, qu’il n’était besoin que de soulever pour entrer dans une salle vaste et bien éclairée par trois fenêtres donnant jour sur la rue.

Le mobilier de cette chambre était de la plus grande simplicité. Les murs blanchis à la chaux supportaient quelques-unes de ces abominables images enluminées que le commerce parisien exporte dans les cinq parties du monde et qui sont censées représenter la mort de Poniatowski, les Saisons, etc ; l’inévitable piano de Soufleto, que dans toutes les maisons américaines on voit se prélasser à l’endroit le plus apparent, mais que commence maintenant à remplacer si avantageusement l’harmonium Alexandre, une douzaine de chaises, une table ronde couverte d’un tapis de drap vert, deux fauteuils et une pendule d’albâtre à colonnes placée sur une console, complétaient cet ameublement presque mesquin.

Dans cette salle, un homme d’environ quarante ans, revêtu d’un costume de voyage, poncho et polenas, marchait de long en large en jetant, chaque fois que sa promenade le rapprochait de la console, un regard impatient et inquiet sur la pendule.

Parfois il s’arrêtait, soulevait le rideau d’une fenêtre et cherchait à percer l’obscurité de la nuit et à voir dans la rue, mais vainement, les ténèbres étaient trop épaisses pour qu’il fût possible de rien distinguer au dehors, ou bien il tendait avidement l’oreille, comme si parmi les bruits de la ville un écho lointain lui eût apporté sur l’aile de la brise une rumeur dont il eût reconnu la signification ; mais bientôt, convaincu de son erreur, il reprenait avec un geste de mauvaise humeur et une agitation croissante cette promenade si souvent interrompue.

Cet homme était don Gusman de Ribeyra.

Appartenant à une des meilleures familles du pays et descendant en droite ligne des premiers conquérants, don Gusman avait, bien jeune encore, sous les ordres de son père, fait l’apprentissage du rude métier de soldat ; pendant la guerre de l’Indépendance, en qualité d’aide de camp, il avait suivi San-Martin, lorsque ce général, traversant les Cordillères à la tête de son armée, avait été révolutionner le Chili et le Pérou.

Depuis cette époque, il avait continuellement servi tantôt sous un chef, tantôt sous un autre, tâchant, autant que cela lui était possible, de ne pas se ranger sous un drapeau ennemi des véritables intérêts de la patrie.

Tâche difficile au milieu de ces convulsions continuelles causées par les