Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/138

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
134
LES CHASSEURS D’ABEILLES

ambitions mesquines d’une foule d’hommes sans valeur réelle qui se disputaient le pouvoir. Cependant, grâce à son habileté et surtout à sa droiture de caractère, don Gusman était parvenu à se conserver pur ; néanmoins, depuis deux ans suspect à Rosas, auquel ses idées véritablement libérales portaient ombrage, il avait donné sa démission et était rentré dans ses foyers.

Don Gusman, véritable soldat dans toute l’acception honorable du mot, bien qu’ostensiblement il ne s’occupât aucunement de politique, était excessivement redouté du dictateur à cause de l’influence que son caractère loyal et résolu lui donnait sur ses compatriotes, qui éprouvaient pour lui une sympathie si profonde et un si entier dévouement, que plusieurs fois le général Rosas avait reculé, lui qui pourtant ne reculait devant rien, à se débarrasser par l’exil ou autrement d’un homme dont le silence et la noble fierté lui paraissaient un blâme public de ses actes.

Au moment où nous le mettons en scène, don Gusman avait atteint sa quarantaine, mais, malgré les fatigues sans nombre qu’il avait endurées, l’âge ne semblait pas avoir eu de prise sur cette organisation énergique.

Sa taille haute et musculeuse était toujours aussi droite, l’expression de son visage aussi intelligemment ferme, son œil aussi brillant ; quelques fils argentés, mêlés à sa chevelure, et deux ou trois rides profondes creusées plutôt sur son front par la pensée que par l’âge, témoignaient seuls qu’il avait atteint le milieu de la vie.

La demie après dix heures était sonnée, depuis quelques minutes déjà lorsque plusieurs coups frappés rudement à la porte firent tressaillir don Gusman.

Il s’arrêta subitement et prêta l’oreille.

Une altercation assez vive paraissait avoir lieu sous le saguan de la maison. Malheureusement trop éloigné dans l’appartement où il se tenait, don Gusman ne put percevoir qu’un murmure de voix animées, sans qu’il lui fût possible de rien comprendre.

Enfin, au bout de quelques minutes, tout bruit cessa, la porte de la salle s’ouvrit, et un domestique entra.

Cet homme paraissait être un domestique de confiance, du moins la façon dont son maître lui parla le faisait supposer.

— Eh bien ! qu’y a-t-il, Diego ? demanda-t-il ; que signifie ce bruit chez moi à cette heure ?

Le domestique s’approcha de son maître avant de répondre, se pencha et murmura à son oreille :

— Don Bernardo Pedrosa !

— Oh ! oh ! fit-il en fronçant les sourcils ; est-il seul ?

— Ostensiblement il n’a que trois ou quatre soldats avec lui.

— Ce qui veut dire ? reprit le gentilhomme de plus en plus sombre.

— Qu’il doit en avoir caché une vingtaine aux environs.

— Que me veut cet homme ? L’heure n’est guère convenable pour une visite ; don Bernardo n’est pas assez de mes amis, ajouta-t-il avec un sourire amer, pour se permettre, sans une cause urgente, d’en agir avec aussi peu de cérémonie avec moi.